Textes retrouvés, Essais, portraits, articles, conférences, Jorge Luis Borges (par Gilles Banderier)
Textes retrouvés, Essais, portraits, articles, conférences, Jorge Luis Borges, Gallimard Du monde entier, décembre 2024, trad. espagnol (Argentine) Silvia Baron Supervielle, Gersende Camenen, 354 pages, 23,50 €
Edition: Gallimard
Les nombreux et fervents amateurs de Borges savent tous que les deux volumes d’Œuvres complètes qui furent publiés à la Bibliothèque de la Pléiade ne méritaient pas leur titre. Ils furent le résultat d’une sélection opérée par Borges lui-même, trop heureux de « coudoyer » Montaigne dans la prestigieuse collection française.
Malgré sa cécité (ou à cause d’elle ?), Borges a beaucoup lu, conversé, écrit et dicté. Combien il est paradoxal que l’art si français de la conversation lettrée et familière ait connu cette reviviscence à l’autre bout du monde… Mais Borges déclarait que par une autre étrangeté, l’écrivain jugé comme le plus représentatif d’un pays – Shakespeare pour le Royaume-Uni, Dante pour l’Italie, Goethe pour l’Allemagne, … – était celui qui correspondait le moins à son caractère national.
« On pense par exemple que l’Angleterre aurait pu choisir comme représentant Samuel Johnson ; mais non, l’Angleterre a choisi Shakespeare et Shakespeare est – peut-on dire – le moins anglais des écrivains anglais. Ce qui est typique de l’Angleterre, c’est l’understatment, c’est de dire moins que ce qu’on veut dire. Shakespeare au contraire tendait à l’hyperbole dans la métaphore et cela ne nous surprendrait pas qu’il ait été italien ou juif, par exemple. Il en va de même de l’Allemagne ; ce pays admirable, si facilement fanatique, choisit précisément un homme tolérant, qui n’est pas un fanatique et à qui la notion de patrie importe peu : elle choisit Goethe » (Le livre, Conférences, trad. Françoise Rosset, Gallimard, Folio, 1985, p.153).
De même Borges fût-il peut-être l’écrivain argentin le moins conforme au caractère argentin, tant lui manquèrent l’agressivité (il suffit de considérer l’équipe nationale de football) et un certain lyrisme tropical pouvant se dégénérer en vulgarité (à cet égard, le pape Bergoglio est bien plus argentin que ne le fut Borges – même si ce dernier n’occultait pas la violence dont son pays était capable – voir ainsi sa nouvelle L’autre Duel).
Les soixante-dix Textes retrouvés offerts au public français ont été choisis dans un recueil de Textos recobrados en trois volumes, publiés entre 1997 et 2003. L’ordre retenu est celui qui prête le moins à la discussion : la chronologie. Les premiers remontent à 1922, le dernier à 1985, un an avant la mort de Borges. Et l’on se tromperait lourdement en croyant que l’ensemble consiste en fonds de tiroirs ou manuscrits refusés avec plus ou moins d’impolitesse par les éditeurs. Le lecteur retrouve cette voix singulière, déjà entendue dans les recueils de conférences ou d’entretiens, cette manière de deviser « à sauts et gambades », sans jamais rien dire d’inintéressant – comme son cher Montaigne. Tout se passe comme si, à mesure que filaient les années et que Borges entrait dans la nuit sans retour, le monde enfui prenait plus d’importance – notamment l’ancienne littérature anglo-saxonne. Des considérations sur les calembours aux hommages à Victoria Ocampo ou à d’autres écrivains argentins, dont la renommée n’a pas franchi l’Atlantique, en passant par des pages sur Quevedo ou Nietzsche, des remarques sur la gravité (au sens physique) de l’hébreu, Borges donne de prime abord l’impression de n’invoquer que des cas particuliers, voire étroitement locaux. Mais il y a, à l’arrière-plan, une vision de la littérature comme totalité, que Borges se réclamât de Goethe et de sa morphologie (« ou science des formes fondamentales de la littérature », p.157) ou de T. S. Eliot : « L’apparition d’une œuvre d’art affecte toutes les œuvres d’art qui l’ont précédée. L’ordre idéal est modifié par l’introduction de la nouvelle (de celle qui est véritablement nouvelle) œuvre d’art. […] Le passé est modifié par le présent, le présent est gouverné par le passé » (cité p.66). Telle sera également la pensée de cet esprit à la fois (volontairement) goethéen et (sans le savoir) borgésien que fut Ernst Robert Curtius.
Gilles Banderier
Jorge Luis Borges naquit en 1899 à Buenos Aires et mourut en 1986 à Genève. Conteur, poète, essayiste, il est reconnu comme le maître incontesté des lettres argentines.
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