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T’écrire est ce soir

Ecrit par Matthieu Gosztola 29.08.14 dans La Une CED, Ecriture, Création poétique

T’écrire est ce soir

 

 

 

 

 

J’ai joué pour toi. Tu m’as répété que

j’avais jeté avec une précision infinie

 

un sac de sable ouvert sur le soleil

et que ce qui avait voltigé dans

 

l’air avait fait quitter le petit garçon

que tu as été du terrain indéfinissable

de la mémoire pour le faire trépider

de joie devant toi. Tu m’as raconté

 

que le petit garçon avait applaudi

contre tes genoux qui suivaient les

 

errances millimétrées de ses gestes,

attentifs comme jamais des genoux

 

n’ont su l’être, pour pouvoir prévenir

le moindre manquement à l’impérieuse

 

nécessité de l’équilibre, anticiper toute

maladresse ou brusquerie qui serait

 

annonciatrice de chute. Cela ne m’a

pas surprise, mon amour. J’ai toujours

 

su que tes genoux vivaient comme

vivent tes mains : pour abriter. Tu

 

m’as demandé pourquoi j’avais tenu

absolument à jouer pour toi. Devant

 

toi. T’écrire est ce soir, alors que le

silence est une invitation de plus à

 

me tourner vers toi, l’occasion de te

répondre. Invitation de plus, car chaque

 

instant de mes journées et de mes

nuits se révèle, depuis que je te

 

connais, invitation. Invitation à être

présente à ma présence, à ta présence.

 

Je tenais à ce que les mots glissent vers

toi, et se perdent en chemin, et dans leur

 

errance décident de se déguiser, et changent

de déguisement, et en changeant de déguise-

 

ment changent de siècle, oublient leur identité

avec leurs déguisements, et continuent d’

 

apprendre sans déplaisir la démarche

métronomique sans heurts, l’insolente

 

gaieté triste. Sans que ce soit visible

pour les passants à l’oreille asséchée

 

par la rumeur de ferraille de la ville. Ou si

peu. Et, devenus notes sans plus de retour

 

possible, sans plus de soupçon de parenté

avec ce qu’ils étaient, ce qu’ils ont été (cette

 

certitude !), devenus liaisons de pédales,

attaques du doigté, étouffoirs de la peau du

 

doigt qui vient lisser le silence contenu dans

l’ivoire, qui vient le plier plusieurs fois, malgré

 

l’ivoire, malgré cette résistance apparemment

inaltérable de ce-qui-est-solide, pour qu’il ait

 

tout à fait la forme de ce qui n’a déjà plus de

forme, la forme de ce qui, à peine prononcé,

 

retourne au silence, oui, retourne à lui-même,

dans le ravalement de gorge de l’instrument

 

– devenus notes sans plus de retour souhaité,

je tenais à une chose, quand bien même j’étais

 

prêt à ne rien diriger. Je tenais à ce qu’ils ne

réquisitionnent pas ton écoute mais la fassent

 

incliner. Doucement incliner jusqu’à ce qui, de

toi, de moi, est nous. Mais alors quoi ? Un

 

Schubert joué, avec le reste, dans cette salle

que tu as trouvée pour moi. Tu m’as dit que

 

cela t’avait pris du temps, que ce n’était pas

évident. Je ne te crois pas. Il ne t’a fallu que

 

poser ta main sur un pan nu de l’espace. Me

trouvant cette belle salle où j’ai pu jouer

 

pour toi, tu as fait ce que tu fais toujours :

tu as réveillé les lieux de leur absence, ce

 

qui est ta façon à toi de respirer. Tu le sais,

j’ai dû céder mon piano : une des blessures

 

les plus vives dans l’eau claire de mon enfance.

Mon enfance n’a pas de fin, pas de frontières

 

qu’elle saurait reconnaître comme étant siennes,

pas de bornes, rien de ce qui fait de l’enfance

 

une enfance. Mon enfance est un état infini.

Un état qu’électrise, incessamment, ta présence.

 

Tu as beaucoup aimé le Schubert. Tu m’en as

parlé avec volubilité : tes mains ont conduit tes

 

mots à leur point de contact avec le silence.

Tes mains ont conduit tes phrases à la ténuité

 

du moment que j’appréhende et qui m’illumine

à la fois. Ce moment de leur résolution par quoi

 

elles ont basculé dans le silence, s’effaçant. Mais

ne s’enfuyant pas de ma mémoire. Cela, jamais.

 

Seulement, je me demande : as-tu autant aimé

le reste ? Le reste, c’est-à-dire la tempête et

 

l’accalmie de Brahms, les jeux de Debussy,

les fils entrelacés de Chopin, la férocité bon

 

enfant de Beethoven qui perce à travers la

rigueur mozartienne de son maître éphémère :

 

Haydn. Alors, en somme : voilà autant de

silences prononcés. Pour toi. C’est-à-dire :

 

liés à ton écoute dans le fait même de leur

prononciation. Dans l’intention première.

 

Celle qui les a dénudés. Car qu’est un silence

prononcé sinon un silence un peu mieux

 

dénudé ? Seconde nudité.

 

Matthieu Gosztola

 


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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com