Stoner, John Williams (par Léon-Marc Levy)
Stoner, trad. américain, Anna Gavalda, 380 pages, 7,60 €
Ecrivain(s): John Williams Edition: J'ai lu (Flammarion)
William Stoner est une sorte de prototype de l’anti-héros. Sa personnalité réservée, son ambition limitée, sa nature bienveillante et calme en font un personnage romanesque peu propice aux grandes envolées épiques. Et, en effet, ce roman n’a rien de l’épopée : les événements y sont d’une grande banalité, les rencontres peu colorées, les gens n’y sont guère extraordinaires.
Alors la question se pose : pourquoi et comment ce roman devient-il fascinant dans les mains du lecteur ? Parce qu’il ne faut pas s’y tromper : dans cette banalité d’une vie racontée, se niche… quoi ? La littérature. Par deux entrées, l’une est dans le talent narratif de John Williams, l’autre dans le basculement du personnage de Stoner qui – fils de paysans pauvres et petit étudiant en agronomie à l’université de Columbia-Missouri – va un jour, provoqué par un professeur de littérature lors d’un module de lettres – découvrir le dédoublement radical que propose l’œuvre littéraire, une sorte d’évasion de soi, d’élévation puissante qui propulse le brave garçon dans des mondes qu’il ne soupçonnait pas.
« – Monsieur Stoner, monsieur Shakespeare s’adresse à vous à travers trois siècles. L’entendez-vous ?
William Stoner réalisa qu’il avait cessé de respirer. Il expira lentement et sentit, à mesure que ses poumons se vidaient, le frôlement de ses vêtements sur sa peau. Il quitta Sloane des yeux et se mit à regarder tout autour de lui. Depuis les fenêtres des rais de lumière descendaient en biais sur les visages de ses camarades et cette clarté semblait émaner d’eux pour s’en aller contrer les ténèbres ».
Ce passage révèle la nature quasi mystique, religieuse de la révélation faite à Stoner. Il découvre un autre monde, des espaces insoupçonnés porteurs de clarté, de force, de beauté. Il vient d’entrer en littérature comme on entre dans la foi : soudainement, puissamment, jusqu’au fond de l’âme. John Williams sait que les livres sont les vecteurs du sacré ; depuis Le Livre, ils sont la déclinaison de l’aventure humaine, sur tous les tons, tous les registres, tous les genres. Les livres cryptent la trace des hommes, la figent pour la postérité, tout livre est religieux. Et William Stoner va placer l’arc de sa vie entre deux points qui ne sont pas sa naissance biologique et sa mort mais entre cet instant de révélation littéraire et sa mort.
« Cet amour de la littérature, de la langue, du verbe, tous ces grands mystères de l’esprit et du cœur qui jaillissaient soudain au détour d’une page, ces combinaisons mystérieuses et toujours surprenantes de lettres et de mots enchâssés là, dans la plus froide et la plus noire des encres, et pourtant si vivants, cette passion dont il s’était toujours défendu comme si elle était illicite et dangereuse, il commença à l’afficher, prudemment d’abord, ensuite avec un peu plus d’audace et enfin… fièrement ».
Et puis, il faut remettre en cause le statut d’antihéros de Stoner. Certes, c’est un modeste professeur. Certes il refuse d’aller à la guerre en 1917 avec ses amis (dont l’un d’ailleurs mourra dès les premiers combats). Certes ce n’est pas un personnage flamboyant. Mais pourtant – dans le ruisseau de sa vie, il aura de beaux moments de gloire : résister tranquillement et presque passivement à sa mégère d’épouse jusqu’à la faire taire. Résister à ce collègue acrimonieux et pervers qui veut lui nuire au sein de l’université, jusqu’à le faire abdiquer. Vivre un grand amour avec une femme éblouissante au nez des prudes et des sots. Mériter jusqu’à la mort l’amitié indéfectible de l’ami survivant du trio de jeunesse. Finalement, on découvre peu à peu, comme se dégageant de la gangue ordinaire des jours, que William Stoner est un héros. Le héros du quotidien, le héros d’une vie sans héroïsme, mais héros néanmoins.
On peut voir là, en Stoner, l’héritier du père paysan, pauvre, anonyme, oublié, mais dont le fils, au jour de l’enterrement, reconnaît comme un héros inconnu.
« Ils l’enterrèrent dans un petit lopin de terre situé en dehors de la ville et William rentra à la ferme avec sa mère. Il ne put dormir cette nuit-là. Il se rhabilla et alla marcher dans ce champ que son père avait cultivé année après année jusqu’au seul repos qu’il eût jamais trouvé. Il essaya de se souvenir de lui, mais le visage qu’il avait connu enfant lui résistait. Il s’agenouilla, saisit une motte dure, la cassa et observa ces grains si sombres sous la lune, s’émietter et couler le long de ses doigts ».
Stoner est une ode aux héros des jours, un hymne vibrant à la littérature.
Léon-Marc Levy
- Vu : 1971