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Sommeil de l’ange, Marie Étienne (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 06.07.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie, Récits, Le Castor Astral

Sommeil de l’ange, Marie Étienne, Le Castor Astral, juin 2022, 118 pages, 14 €

Sommeil de l’ange, Marie Étienne (par Marc Wetzel)

 

Aucun doute possible : la sorte de rêveur public qui hante (et construit) ce recueil est une femme (et une femme ardente, inquiète et drôle) ; ainsi le court récit n°36 :

« … Rien à voir avec Jules qui, une nuit récente, me réveille et joyeux me demande si je veux l’épouser.

Je ronchonne et me tourne pour dormir.

Lui joyeux à nouveau me demande, je me fâche, il ronchonne, je l’apaise :

Viens plutôt dans ma Bible ».

Les us et coutumes oniriques sont bien là : on y est toujours sur le départ (on est constamment à ses valises, et le seul choix est de les remplir ou vider, les précéder ou les suivre, 30), égarant très vite ce que l’on transporte (avec ses mains d’air, le rêveur laisse bientôt échapper ses biens, il a le trésor hémorragique, 13), piétinant comme scotché au bitume ou au parquet de chêne (tout sol étant halluciné, on progresse à micro-prises, se déparalysant à peine d’appui en appui), toujours pris spatialement en défaut (par le désordre entropique des lieux, l’impossible fixation des distances, les directions qui tournent avec soi, l’aisance des fantômes à traverser nos murs de reflets…, 25), se plaisant à de charmants inconnus (qu’on hésite pourtant à suivre chez les morts, 28), y continuant – comme dit génialement l’auteure – sa « lutte sans génie », puisque « perpétuant » au mieux « le statu quo » entre percées de girouette et ennemis de carton. C’est que ce qu’il nous faut apprendre (en tout cas ce qu’il nous faut encore accepter) nous tient, et, cahin-caha, nous guide. Ne quittant donc pas ses valises, même en baignades ; quoi qu’on s’y propose, le milieu dispose !

« Nageant d’un bras, tirant de l’autre ma valise, dont les roulettes, en l’occurrence, ne me servent de rien, je traverse un chenal. Eh oui ! Après la marche à pied, la voie ferrée et l’autobus, c’est l’élément liquide qui s’offre à me porter » (19).

Il faut prendre littéralement le titre de ces récits de rêves : oui, l’ange y sommeille. L’ange (qui ne figure d’ailleurs que dans le titre, et dans les trois dernières lignes du recueil, p.113) dort, s’absente, n’y est pas du tout. Sommeil de l’ange vaut constat d’un éveil, inévitable, de la bête. En tout cas, la rêveuse ici ne fait pas du tout l’ange (pas une prière, pas la moindre petite contemplation éthérée, pas une seconde d’intercession, pas de message salvateur, pas la moindre dose d’espérance surnaturellement dopée), elle a l’onirisme direct, prosaïque, dynamique, à l’inépuisabilité moins mystérieuse que normale. La seule chose exceptionnelle (qu’elle ne revendique d’ailleurs pas !), c’est qu’ici un cerveau féminin s’invite dans le quatuor exclusivement mâle des très grands rapporteurs de songes : Kafka, Michaux, Caillois et Bruno Krebs. Une femme raconte ouvertement ses rêves (là où les plus grandes – Marie Noël, Simone Weil, Catherine Pozzi, Nathalie Sarraute… l’auront à peine ou pas du tout tenté), et, pour le lecteur, cette sorte de vive (nette et vaillante) autobiographie d’un inconscient féminin sidère et instruit. Les si masculins récits oniriques (les constants décrochages tactiques de Kafka, les indéfinies surenchères psychobiologiques de Michaux, l’ambition spéculative de Caillois, l’incessante nocturne guerre aux siens de Krebs, témoignent, malgré le génie, d’un irréel viriliste, et de leur subconscient de duellistes) sont ici, non pas surpassés, mais recalibrés, et comme marginalisés : une âme ici, devant nous, à l’évidence, se traverse elle-même autrement. Et, si tout rêveur a peur, a honte, a envie, a confiance… il est clair qu’une rêveuse s’émeut (en tout cas, rapporte qu’elle s’émeut) tout autrement ! Et nous le fait enfin savoir.

« Prudemment, cette fois, je choisis l’autobus. Une femme corpulente, cheveux décolorés, converse au téléphone.

Elle avait commencé, déjà, sur le trottoir, elle continue, assise et parlant fort, ce qui m’irrite. Jusqu’au moment où renonçant à me fermer à ses propos, je choisis d’écouter.

Mais je te dis, répète-t-elle, de prendre le brillant, moi je m’en fous, prends-le, ce n’est pas important.

À l’autre bout, une autre femme, que j’imagine désolée, dans une pièce, volets fermés, qui sent encore la mort.

Mais puisque je te dis que je m’en fous, que pour moi, l’important c’est de l’avoir accompagnée, d’avoir fermé ses yeux et posé un baiser sur ses lèvres, pour emporter son dernier souffle. Tu me comprends ?

Et cela dure, dure, cette mort étalée au grand jour dans le bus, ce chagrin dévoré, l’inanité de ce diamant dans une chambre vide » (18).

C’est aussi que la rêveuse Marie Étienne compense, d’un activisme prudent et toujours intact, ses frayeurs de proie, sa naïve doctrine de poursuivie, de restée désirable dans la jungle des chimères. Son pantalon, en pleine rue, lui glisse régulièrement des fesses aux mollets (« où il attend comme un toutou après une incartade », 39) ? : elle se figure d’improbables voyeurs bienveillants fermer alors les yeux. Elle entre par erreur dans le vestiaire des hommes ? La queue d’un monsieur surpris est flapie, prise dans un monde lui-même menacé, mal irriguée (le sang hésite à envahir un organe prochainement risqué, 43), et voici la narratrice ayant « grand pitié du corps exposé parce que nu et en particulier de la verge pendue, étrécie par la peur du combat qui attend juste derrière la porte ». Une file de clampins en rut (dont le premier a déjà glissé chaussure dans l’entrebâillement, 44) attend dans le corridor ses présumés « services » ? : « Bon, me dis-je, m’efforçant de conserver mon calme, j’ai encore le pouvoir de dire non ». Ou, merveilleusement, quand, dans le sommeil, le surmoi logiquement s’endort, comment une ancienne petite fille ne dormirait-elle pas avec lui ?…

« La nuit venue, je rêve que je dors avec lui, que j’en suis mal à l’aise, que je pense, c’est bizarre, je dors avec mon père, j’ai l’habitude, pourtant » (50).

C’est, peut-être, que le huis-clos du rêve féminin a une autre texture, une autre fonction, une autre latitude (?), en tout cas, dans sa mise en récit. La femme fut longtemps la gardienne de la maisonnée plutôt que celle de l’agora, de la Bourse ou des remparts, gardienne de la forme humaine plus que de celle des monuments, réseaux, discours, ateliers et institutions, gardienne enfin de la vie plus que de l’histoire. Et si les femmes racontent moins spontanément (en tout cas moins complaisamment) leurs rêves que les hommes, c’est par intériorisation, peut-être, de ces priorités : narrer ses songes, c’est-à-dire faire, comme par effraction, don discursif de son intériorité, hors de la pudique maisonnée des images et de leur effacement, on ne l’attend pas d’une femme (plutôt censée faire don d’elle-même dans la stricte maisonnée réelle) ; de même que la violence naturellement faite à la forme humaine dans les songes (car on n’y fait pas naître fidèlement et assurément l’enfant de soi, mais sauvagement soi, au contraire, de l’enfant malmené et traqué qu’on y redevient) sape, dans le monde, l’appui régulier et substantiel qu’on escompte y trouver. Enfin, la mise en formules et en récit de l’intrigue onirique semble plutôt détour ou mensonge masculin, fait pour nier l’isolement réel, comme l’impuissance vécue de l’être rêvant : mais là où l’homme semble se couvrir de ses propres rêves pour paraître sortir dignement d’eux, la femme qui raconte ses rêves semble bien plutôt se découvrir dangereusement d’eux en les disant ou écrivant. Elle ne se drape pas, elle, de leur irréalité avouée, mais plutôt y arpente, hardiment mais sans illusions, ses propres limites. Sa vie se sait onirique faute de mieux. Elle se sait féconde par ailleurs, et leurs œufs clairs n’étonnent que les bedons stériles des messieurs.

C’est cette lucidité, un peu fébrile, toujours digne, souvent amusée, qui tient ici la baguette instinctuelle. La galerie d’hénaurmes y déplace pour nous ses vents et marées de pacotille : les cuistres généalogiques (« Pour comble, il m’incluait dans ce cortège d’amantes d’épouses vénales qui préféraient garder un lien avec l’amour défunt, rester dans le passé, la vindicte, l’inaction, plutôt que d’être libres. Je ripostais à peine à ses propos grossiers, qu’il conclut par un trait destiné à montrer sa culture littéraire : Je suis comme Valéry, je n’ai pas d’opinion. C’était trop tard pour m’expliquer, et puis, à l’évidence, il préférait ses propres fables », 32) ; les courtois qui – madrés – s’effacent devant vous aux portes de l’Enfer, prétextant qu’ils n’ont de parapluie que pour le gros temps d’autrui, non pour le leur ! (33) ; les trahis par la devanture inattendue de leur âge (« sa moustache qu’il avait autrefois batailleuse, dont désormais il redoutait l’inélégance désordonnée », 34) et des affres organiques ; les goujats sentencieux (« … que mes sous-vêtements jetés en hâte sur le parquet (tout mâle est impatient) fussent piétinés par ses chaussures m’irrita quelquefois ; mais qu’il grondât un jour d’étreinte inaboutie, Tu ne sais pas serrer, tu n’as donc pas appris ? Ma femme au moins…, créa en moi un vide plus décisif que la colère ou le chagrin » (35). Comme dans le rêve vrai, ces comparses anodins et terribles, ces faire-valoir de la détresse infantile retrouvée, nous montrent et (une fois publiquement transcrits) nous permettent de montrer l’état exact de celle ou celui qui ne peut plus se cacher de soi-même, ni replier son moignon réfractaire.

« En compagnie d’amis, je marche dans le sable aussi fin que du sel sur une plage normande.

Nous regardons la mer, les flocons de nuages, quelqu’un étend le bras et nous désigne loin devant un tas dressé comme un bûcher.

Probablement des bois flottés, des algues, des ordures abandonnés par la marée et rassemblés pour qu’on les brûle.

Ce ne sont pas des bois flottés, dit une voix tremblante, bien plutôt des squelettes nettoyés par le sel de la mer.

Je reconnais celui du père au collier d’or qu’il porte encore, une des jambes relevée et pointée vers le ciel comme une branche réfractaire » (58).

À quoi bon, pourtant, faire alors visiter ce qui nous échappe toujours et à quoi nous n’échappons jamais ? C’est au moins l’occasion d’éveiller, à nous comme à lui-même, l’enchanteur épuisé qu’est devenu notre ange, ici « un ange triste et blond qui veille sur son seuil, le front contre ses bras, dormant entre ses ailes » (65). Et le tirer de son flamboyant gourbi. « Qui connaît sa maison, qu’il en sorte », conseille ainsi, citant (p.41) Maître Eckhart, l’extraordinaire Marie Étienne.

 

Marc Wetzel

 

Marie Étienne, née en 1938, poète, romancière, dramaturge, critique littéraire. Une œuvre très remarquable, abondamment saluée, variée, décisive. Et en cours !

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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.