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Sociétés matriarcales du passé et émergence du patriarcat, Asie occidentale et Europe, Heide Goettner-Abendroth (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi le 25.09.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Sociétés matriarcales du passé et émergence du patriarcat, Asie occidentale et Europe, Heide Goettner-Abendroth, trad. de l’anglais par Camille Chaplain et Annie Montaut, 576 p., parution 4 sept. 2025, éd. des femmes – Antoinette Fouque, 30 €

Sociétés matriarcales du passé et émergence du patriarcat, Asie occidentale et Europe, Heide Goettner-Abendroth (par Yasmina Mahdi)

 

Déesses mères. Filiations matrilinéaires.

 

Heide Goettner-Abendroth, philosophe et anthropologue allemande, née en 1941, docteure en philosophie des sciences, a enseigné à l’université de Munich. Elle est une des grandes spécialistes mondiales des études matriarcales, et a été sélectionnée en 2005 par le programme international 1000 femmes de paix à travers le monde comme candidate pour le prix Nobel de la paix.

Dans son important ouvrage scientifique, Heide Goettner-Abendroth se montre en désaccord avec la doxa historique et philosophique qui prétend que le monde est en perpétuel état de guerre, théorie qui érige la société patriarcale comme seule existante et seule dominante. « L’historiographie a tendance à mettre l’accent sur la guerre ; (…) Les femmes et leurs réalisations ont été considérées comme marginales et non existantes par l’archéologie conventionnelle ». Elle souligne que « les sociétés matriarcales ne sont pas l’image inversée des sociétés patriarcales, elles représentent au contraire une forme de société totalement différente qui a perduré tout au long de la première histoire culturelle ». Il s’agit donc pour la chercheuse de redéfinir l’histoire des sociétés premières, du Paléolithique à l’âge du bronze et à l’âge du fer, de pointer les concepts erronés, les arguments arbitraires, orientés. Ces interprétations reprises en bloc par les archéologues et les historiens infériorisent les femmes et les figent dans des rôles préétablis. « On peut voir le rôle colossal que joue ici l’idéologie dans le fait de considérer la violence et la guerre comme naturelles, émanant de la nature humaine, c’est-à-dire masculine ».

Des photographies de relevés archéologiques, des cartes géographiques, des dessins et des maquettes, des reproductions de figures isotopes accompagnent les sources citées. Lors de fouilles, plusieurs symboles gravés sur des objets usuels ou d’apparat retrouvés près de fossiles « portés sur le corps ou déposés dans les refuges (…) sont féminins », ce qui atteste de l’importance prépondérante des femmes au sein de la société du Paléolithique. Heide Goettner-Abendroth précise qu’« un préjugé répandu veut qu’une plus grande division du travail et une plus grande différenciation sociale induisent automatiquement hiérarchie et domination - ce qui n’a pas été démontré ». De plus, c’est un poncif « de la pensée néo-libérale actuelle », dont la source se trouve chez Friedrich Engels, due à « la différenciation du travail ». Par ailleurs, l’autrice note que « la famille nucléaire (…) est née avec l’industrialisation il y a 200 à 300 ans. Elle n’est ni ancienne ni « naturelle ». Concernant « l’origine de la matrilinéarité, ou généalogie selon la lignée de la mère (…) il n’existait « pas de liens familiaux classiques », mais une « conception spirituelle, non biologique, de la naissance », très éloignée d’« une sanctification de la sexualité ».

Lors du « grand dégel qui a succédé à l’âge glaciaire (…) il n’y eu en aucun cas colonisation » ou « missionarisation » par des « pionniers » néolithiques » (…) phénomènes classiquement patriarcaux dont aucune preuve n’a été trouvée au Néolithique ». Relevons que « le rôle joué par les idées chimériques masculines transparaît dans les tentatives de prouver la patrilocalité pour les cultures néolithiques, c’est-à-dire la résidence attachée au clan du père » ; ou encore « l’interprétation des milliers de petites figurines et statuettes féminines a donné lieu à une vive controverse archéologique, qui fait toujours rage ».

Une modification sociétale survient lors de « l’âge du bronze dans la steppe eurasienne » avec « la montée du nomadisme et les débuts de la domination ». Ce sont les conflits qui ont suscité l’origine de la propriété, la coercition d’armées de clans et de tribus et l’élision d’un chef charismatique. Ainsi, le « sort des femmes dans ces sociétés hiérarchiques de guerriers pasteurs » a conduit à « leur humiliation sociale » et à la fondation stricto sensu de « la famille indo-européenne patrilinéaire et patrilocale avec des droits strictement fondés sur le père ». Le changement de l’ordre social « antérieur, holistique et sacré fut violé (…) ; la profanation affecta essentiellement les animaux et les femmes. (…) Avec les débuts de la patriarcalisation dans ces sociétés, ce fut pour les hommes une manifestation de leur pouvoir biologique ». Les animaux perdirent leur caractère divin et sacré et furent utilisés à des fins de rendement, comme des marchandises. Donc, peu à peu, « les traditions matrilinéaires » perdirent de leur ampleur car « la paternité et la lignée paternelles sont nées des tactiques de pouvoir ».

« Dirigisme économique, contrôle total » - exploitation, esclavagisation des prisonniers de guerre – « ont abouti à un État de classe totalitaire » dans lequel « la justice était une violence structurelle ». Chez les Akkadiens, à Sumer et à Babylone, ces modèles « d’empires patriarcaux », « d’empires mondiaux » ont causé « la perte de millions de vies humaines (…) car ils aboutissaient à l’expansion et à la maximalisation sans limite ». Les cultes des déesses et les mythes de la création ont été transformés au profit d’une hiérarchisation établie politiquement, les anciennes déesses devenant épouses, mères ou filles des nouveaux dieux. Même leurs noms furent usurpés. Pourtant, certaines racines matriarcales, à l’ordre social égalitaire, des modèles religieux relevant « du matriarcat tardif » ont subsisté, par exemple dans les cités commerçantes du « pays de Canaan », où « le trône s’héritait toujours selon la lignée maternelle ». De plus, « le centralisme » des premières religions monothéistes représentait aussi un instrument de domination – la religion se fondant sur un livre et un seul dieu masculin, tous deux sacrés, uniques.

À cause d’une logique de guerre incessante, d’invasions brutales, de pillages, de viols, de tueries, Heide Goettner-Abendroth met en lumière une altération de la civilisation de la Grèce, suite, entre autre, à la destruction de « la culture urbaine matriarcale de la Crète » : « ainsi, l’âge du fer commença avec les « siècles obscurs », dénués de toute culture en Grèce » ; situation rétrograde dans laquelle « le statut des femmes grecques dans ces États patriarcaux était dépendant voire bas, associant oppression et exploitation ». L’autrice mentionne à ce propos que les grandes déesses « adorées auparavant » furent toutes « subordonnées dans des généalogies inventées (…) absorbées de force dans un système hiérarchique » ; voire à ce sujet, « la société spartiate [aux] idées bien précises sur ce qui était « viril » et ce qui était « féminin ».

Les sociétés matriarcales, qu’elles se situent dans un passé lointain ou qu’elles soient plus tardives, offrent « un ordre social (…) encore libre de toute domination, (…) » caractérisées « par une économie d’équilibre et une égalité des sexes (…) mais sans hiérarchie de classe dominante et dominée », basées sur « une économie de distribution et de don ». Néanmoins, dans le chapitre L’âge du bronze et l’âge du fer en Europe et au Nord des Alpes, l’autrice écrit : « Les femmes germaniques des hautes classes pouvaient toutefois devenir des prêtresses ». Cependant, « les femmes germaniques ordinaires, comme les femmes celtes, étaient exclues de la politique car les décisions se prenaient dans l’assemblée des guerriers ». Cela n’empêche pas que plusieurs de ces femmes, « ont entretenu la pratique des sacrifices humains » - descriptions terrifiantes… Heide Goettner-Abendroth précise qu’« avec l’émergence du christianisme, la situation des déesses et des femmes devient plus précaire encore ».

Dans cette somme monumentale qui suit son précédent ouvrage (best-seller de 2019, Les Sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, éd. des femmes), Heide Goettner-Abendroth étudie les causes principales qui ont amené à la disparition de ce type de sociétés matriarcales et matrilinéaires, et pourquoi elles ont été évincées et totalement détruites par le patriarcat. Elle pose ainsi une pensée autre sur la division des sexes, des classes, des genres, des peuples, et en cela, c’est une pensée salutaire, remettant en cause toutes les mésinterprétations historiques, archéologiques, anthropologiques et philosophiques.

Nous comprenons de manière très évidente que l’histoire des femmes et leur apport civilisationnel ont été volontairement invisibilisés et qu’elles ont été victimes d’une assignation à « l’état de nature », d’une double essentialisation genrée, les hommes eux, associés à un « état de culture ». Ainsi, Heide Goettner-Abendroth apporte une perspective alternative approfondie.

 

Yasmina Mahdi



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Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.