Ses semelles sont d’écorce, Laurence Fritsch (par Murielle Compère-Demarcy)
Ses semelles sont d’écorce, Laurence Fritsch, Bleu d’Encre Éditions, 2024 (Ill. Cécile A. Holdban, Préface Patrick Devaux), 104 pages, 15 €
Les ponts vivants ou ponts de racines vivantes se construisent ingénieusement à mains nues, aériennes, par des hommes du quotidien en prise avec les lianes aléatoires de la Vie passante, passagère, aventurière ou qui tente de s’extirper de l’ornière soporifique des habitudes comme on se force à sortir de sa zone de confort pour ne pas se résigner, se laisser aller. Les ponts vivants s’édifient par la force minérale et lumineuse des arbres aux racines aériennes et si, pour parler du poète/du baroudeur, rêveur ou bourlingueur, ces « semelles sont d’écorce », c’est que les marches du promeneur de l’existence que nous sommes, nos pas, nos traversées, soulèvent autant la terre qui nous habite et nous porte, que le ciel appelle l’air libre de ses racines. C’est cela que pointe le nouveau recueil de Laurence Fritsch, éminemment.
Il semblerait en effet que dans ce nouveau recueil, la poète en appelle au souffle de la terre et du ciel qui court dans nos veines, et que ce flux organique accordé aux battements d’une tectonique corporelle et cérébrale : physiologique, résonne jusqu’au profond du « respir universel » (Werner Lambersy) et qu’il vibre au travers du Grand Mouvement-de-tout-cela qu’est la Vie. Une mystique cosmique, à hauteur de notre humanité partie intégrante de l’univers et comparse des autres espèces vivantes, s’y déploie – sorte de cosmogonie alchimique reliant les êtres tel un archipel existe pour solidifier l’insularité et donner du sens à l’ensemble. En faveur d’un appel à la sérénité, altruiste et pacifique, universelle :
à la nuit tombée
dans l’odeur du figuier
de résine de pin et de terre chaude
entends le cri morse
de la chouette chevêche
« sois sage » « sois sage » « sois sage »
Les auteurs cités en exergue par Laurence Fritsch : Petr Král, Antoine Emaz, Philippe Jaccottet, Roger Caillois, Thierry Metz, Roberto Juarroz, sont ici repris dans leur relation poétique avec la dimension cosmique du Vivant, ou suivant la verticalité de leur quête, viscéralement poétique, poétiquement viscérale.
Les titres qui ponctuent la partition de cette marche expriment les jalons naturels qui étayent notre route : « Écorce, peaux et lambeaux » ; « Arbres, monts et chemins » ; « Murs, pierres et galets » ; « Mers, traces et lisières » ; « Silence, ombres et disparitions ».
Ses semelles sont d’écorce… il semblerait que ces semelles remuées par l’expressivité de la vie et de son souffle, ensemencent, au fil de leurs mots qui germent dans l’esprit-corps du poète, les étendues de l’espace géo-poétique jusqu’à arracher l’écorce des arbres – comme des masques de nous tomberaient jusqu’à arracher nos faces…
L’anastomose a lieu, nous faisons corps avec la nature qui nous entoure, afin d’en libérer un cri fusionnel et commun qui emplit la colonne d’air du Poème.
Tout est cinétique dans le grand mouvement scripturaire de ce recueil, et les tracés de l’Écriture y sont vifs, précis, en même temps qu’alignés spontanément vers le point de fuite en lignes de perspective vivante : aléatoires, mais durablement tendues par « le merveilleux » métier-à-écrire. Métier-à-écrire éternellement topographique ; infinie toile de Pénélope œuvrant au retour de l’Ulysse ecce homo…,
En chaque lieu
où tu t’arrêtes pour respirer
nous bâtirons merveilleux
avec des pierres
même si tu rampais hors ta peau
à travers des murs étoilés
de fissures
ton âme auréolée
je la retiendrai à la frontière
Ses semelles sont d’écorce ouvrent l’entracte d’une “Aube” rimbaldienne dont nous nous souvenons qu’elle réveillait, au rythme des pas de la marche du poète, « les haleines vives et tièdes, et les pierreries » qui croisent notre regard afin que « les ailes (du monde) se lèvent sans bruit » (Rimbaud, Illuminations).
Ses semelles sont d’écorce ouvrent le rideau sur la rondeur de nos jours et nuits, sur une terre d’alchimie où, convoquée, la nature relaie le cri contenu dans le cœur des Hommes et de l’Univers ; sur une terre d’accalmie, plutôt que de désastre, où la réconciliation s’opère à cœur ouvert au travers de notre peau, épiderme d’une tectonique en symbiose synergétique avec ce qui nous environne. Le tiers exclu est intégré totalement dans cette poétique de Laurence Fritsch, l’écoumène, la médiance, le couplage dynamique de l’être et de ce qui l’entoure : l’adéquation réciproque de l’homme et de son milieu.
Murielle Compère-Demarcy
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