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S'effacent et demeurent, Jean-Pierre Vidal (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 19.09.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Jean-Pierre VIDAL - S'effacent et demeurent - Le silence qui roule, 180 pages, septembre 2025, 17€

S'effacent et demeurent, Jean-Pierre Vidal (par Marc Wetzel)

 

"Un soir d'octobre un jeune homme de plus de 90 ans, rentrant seul comme chaque soir de l'hôpital où sa bien-aimée entrait dans un long martyre, vit la voiture qu'il conduisait emportée par un de ces violents orages cévenols qui, en cette saison, transforment rapidement en torrents meurtriers de paisibles ruisseaux. Ce soir-là, c'en fut trop pour son esprit qui avait connu deux guerres, plusieurs exils, et un immense amour. Il perdit d'un coup cet équilibre que rien, ni la guerre, ni l'exil, ni l'amour ne lui avait jamais ôté. C'en était trop. Il entra ce soir-là, solitaire, coupé de tous, dans la vieillesse obscure. Il retrouva plus tard, entouré d'affection, le calme, la possibilité d'être ému par le sourire d'un enfant ou l'envol d'un oiseau. Mais ce soir-là, il était entré dans un espace où nous ne pourrions plus jamais l'atteindre" (p.61)

Le poète Jean-Pierre Vidal (né en 1952) est l'exemplaire et émouvant auteur de "L'exercice de l'adieu", de "Fille du chemin", de "Le vent, la couleur". Ce qui frappe dans ce dernier livre, c'est d'abord bien sûr le magnifique titre : "S'effacent et demeurent". Et ce n'est pas là seulement l'élégant constat de Jankélévitch (impossible, désormais, à ce qui existe, de ne pas avoir eu lieu), c'est une méditation - loyale, complète et précise - sur le lien entre l'empêchement de paraître (en quoi consiste s'effacer) et la continuité d'appartenance et de séjour qu'il y a en tout "demeurer" (rester quelque part ou quelque chose), toujours ambigu entre fossile et gisant, et ambivalent par la distraction qui s'attarde comme par la menace d'exécution (d'une "mise en demeure"). Par ce sobre "S'effacent et demeurent", notre digestion de l'essentiel est au mieux cernée : ce qui disparaît de la vue (et du toucher) restant sur le coeur, mais aussi, plus délicatement, ce qui se remanifeste révélant qu'on l'avait radié, qu'on se l'était fait oublier, pour des raisons viles (la mise sous clé d'une preuve, le recel d'un indice fâcheux) ou nobles (gommer le prix d'un cadeau, ou avoir patiemment désappris un affront). Mais qu'il s'agisse, comme ici, du père et de la mère de l'auteur (et de leur tardive et récente double "disparition", à trois ans d'intervalle), ou de défunts plus éloignés (dont aucun brin d'ADN en tout cas ne "demeurerait" en nous en s'effaçant du monde), chez les êtres humains, celui qui quitte sa vie ne sort pas pour autant de la vie, puisque ce qui l'aura fait vivre se dérobe à qui l'a emprunté, comme cela échappe à qui l'a créé, pour rejoindre, dans tous les cas, le pot commun de l'existence socio-historique, dont demeure à jamais l'auto-effacement même qui la constitue.

"Les êtres qu'on ne peut réduire sont les êtres de rire et les êtres de silence. Les êtres de grand rire et les êtres de grand silence.

Ma mère et mon père.

Je n'entends plus guère ces temps parler de la bonté, la simple bonté, c'est pourtant encore et toujours la contrée à explorer." (p.113)

 

Voici donc, il y a à peu près dix ans : le père meurt (à 95 ans) en Ehpad, peu d'années après le décès de la mère de l'auteur. Et, rappelant pour l'occasion ce qu'ils furent l'un à l'autre et pour lui, l'auteur compare par exemple, sans faiblesse ni impudeur, les respectifs derniers jours de ses deux parents : le sourire que lui, dans le désastre, mendiait depuis peu de temps, avec celui qu'elle, dans l'égarement, donnait toujours. Ce n'est qu'un aspect de la loyale confrontation, en l'auteur, de leurs deux héritages. Mais l'idée centrale du livre est celle-ci : l'auteur profite de devoir, de fait, liquider ce qu'il leur doit, pour se "vider", de droit, de lui-même. "Il est vrai" écrit-il ainsi (p.33) "que je n'ai accompli nulle ascèse pour me vider de moi-même : rien de volontaire, simplement le devoir de la présence à ceux qui nous ont donné la vie, ce devoir devenant insensiblement grâce reçue. Cela m'a été donné. Cette expérience d'une fadeur exemplaire, d'une insignifiance absolue reste pour moi, dix années après, un joyau d'une valeur inestimable, une lumière, une boussole. Cette pierre aimantée me désigne un Nord. C'est donc par mon absence non volontaire à moi-même que j'ai trouvé la présence". Pour le dire abstraitement, Jean-Pierre Vidal a appris l'absolue objectivité à l'occasion de la disparition des deux qui, l'un comme l'autre et l'un par l'autre, l'auront, comme pour tout enfant, fait sujet. Mais l'abstraction n'est rien, quand le verbe poétique a déjà plié l'affaire ("Je n'ai plus d'histoire personnelle, que pourrait-il en rester face à la défaite du père ? ", p.40)

 

L'auteur, on l'a compris, est un poète ("La lumière fait des herbes du ballast une haute et glorieuse forêt, que je suis seul à contempler", p.22), c'est un penseur ("La reconnaissance est connaissance d'un pli heureux du monde qui peut-être ne se défera jamais", p.18). C'est un net et subtil styliste ("Ma mère n'était pas toujours douce. Son amour était excessif, parfois violent. Avoir mal d'elle était possible. Je ne me tournais pas vers elle pour être consolé. Son amour me dispensait du mien, chose horrible", p.121). C'est, fondamentalement, le chroniqueur d'une existence humaine, accessible ou non ("Je voudrais tant savoir à quoi pensait mon père quand il franchissait sur son vélosolex noir la distance assez considérable qui sépare la ZUP de la Ronde-Couture à Mohon du centre de Charleville où il travaillait, les matins d'hiver. Mais voilà, je ne le saurai jamais, et personne d'autre que moi non plus. C'est ce genre de choses qui fait souhaiter qu'il y ait un dieu pour tout savoir. À défaut de savoir, on peut inventer. Je m'y refuse obstinément", p.122). C'est toujours (et d'abord) un écrivain d'une justesse et d'une sagacité rares (et, chose plus rare encore, rendant ces deux qualités utiles à son lecteur) ; un homme enfin qui (à 73 ans) aura donc été de toutes les générations, et sait la seule conduite qui, en chacune, peut limiter leur entre-déchirement :

"Les parents doivent vivre leur vie, qui blesse celle de leurs enfants. La vie humaine est horriblement difficile, et on ne fait que blesser ou être blessé. Les êtres doux, simples, modestes, sans narcissisme excessif, sont le sel de la terre" (p.126).

 

Et puis il y a soudain, dans ce volume (le court chapitre "Folies ferroviaires", p.129-141) - et à ce volume - la mystérieuse contrepartie du train. Car qu'est-ce qu'un plein compartiment, sinon une foule circonscrite, et comme cloîtrée, une sorte de jungle au repos, paralysée et véhiculée, et, surtout, une famille aléatoire, une communauté de pur hasard ? La formule de ses êtres serait plutôt l'inverse de celle du titre, quelque chose comme : "Persistent et s'éloignent", car tous y vont simplement ensemble ailleurs, entre-spectateurs comme (dans le meilleur des cas) menottés de savoir-vivre les uns aux autres, et étranges témoins nomades, d'une mutualité sans cause commune. Le "chemin de fer" est celui, dit l'auteur, "des coïncidences" (rares) et, suggère-t-il, des facilités (de cette sorte de vie de cocon sur boggies) d'une vie "théorique", où il n'y aurait qu'à contempler pour comprendre, et à fermer les yeux pour être seuls. Dans ces quelques pages, le passage en revue, par l'auteur, des furtives et insistantes beautés de quelques femmes (qui, littéralement, elles, s'offrent et s'éclipsent) nuance - comme en un mince convoi de zénitude - le lot, jamais gratuit (et, lui, sans loisibles "correspondances" !) des attachements fondateurs qui hantent le reste du livre :

"Une personne se pose dans l'espace, y dispose son corps et ses membres, ajuste son regard, a des façons de manier sa chevelure, de tourner les pages de son livre, de toucher son visage qui ne sont qu'à elle. Je veux fixer tout cela qui fait partie de mon apprentissage du monde jamais fini. Je n'écris presque que dans les trains, dans le silence des beaux visages ou des visages meurtris. Un visage inconnu est un destin, qui boit celui qui le contemple. Celui de la jeune femme en veste grise est beau dans cet abandon au sommeil ..." (p.138)

 

Deux notations, pour finir, touchent particulièrement fort et juste. Cette remarque, d'abord : chacun est encore jeune (pour le meilleur ou pour le pire) tant que ses parents ont "encore un avenir, des promesses" (p.104). Et puis - bien que la relation au père donne en ce livre, semble-t-il, lieu aux plus forts accents, l'action de la mère en lui étonne et émeut, car là voici, celle qui priait pour lui aux deux sens (en sa faveur, et à sa place) criant devant la supposée perte de foi de son enfant, ainsi : "J'avais dix-sept ans quand ma mère prononça cette phrase terrible : "Tu veux donc que je meure tout-à-fait, pour toujours ?". Elle supposait à tort mon athéisme devant mon abandon de l'Église, comme si l'espoir de la vie éternelle lui était ôté d'un coup, avec la possibilité de m'y retrouver pour toujours (...) Pourtant, je n'ai jamais été athée, mais je n'ai pas su lui répondre, à ce cri innocent" (p.100). C'est que, pour Vidal, athéisme ou non, ce qui n'existe pas ne mérite aucune exagération. En revanche, ce qui existe, à la lumière des géniteurs de notre présence propre, autorise toutes les jubilations :

"Ils ont tout pris du monde et l'ont trouvé bon. J'ai reçu d'eux le désir de faire vivre cette joie-là dans ma vie" (p.125)

On se permettra donc de ne donner tort à ce très remarquable auteur que sur l'un de ses souhaits, celui-ci :

"L'effort invraisemblable qu'a fait mon père pour ne pas être connu, pour rester vierge de toute interprétation, effort que j'ai poursuivi pour mon compte vaillamment toute mon existence, vœu que ma fille honore encore de chacun de ses jours" (p.87).

 

Et l'on lira, à son tour fasciné, l'étonnant petit texte ("La traversée des Alpes"), qui clôt le livre, et renvoie ce que nous avions cru jusque-là comprendre dans le train, doux, vrai et indifférent, du devenir :

"Il n'avait plus ni assiette ni bol ni le moindre siège où s'asseoir. Il entrait sans frapper dans les maisons des inconnus et s'asseyait calmement dans leur fauteuil. Nul ne s'en offusquait. Il comprit alors qu'il était dans le pays de Dieu et il perdit d'un coup l'angoisse, toute angoisse l'abandonna, pour plusieurs années. De fait, dans ce pays, il n'y avait plus d'années." (p.169)

"Elle lâcha sa main, comme toutes, pour qu'il ne cessât plus de la suivre. Alors il serra fort la main absente et parvint ainsi à desserrer l'étreinte qui l'entravait" (p.171)

"Il souffrait. Il s'aménagea une niche dans le roc de cette douleur, où il vécut en paix" (p.173)

 

Peu d'auteurs vivants touchent si juste, et, si l'on peut dire, viennent si loin !

 

Marc Wetzel



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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.