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Route du Rhum, métaphore du monde (par Laurent LD Bonnet)

Ecrit par Laurent LD Bonnet 06.12.18 dans La Une CED, Ecriture, Récits

Route du Rhum, métaphore du monde (par Laurent LD Bonnet)

 

Rien ne sert de manger ses pairs, il faut courir à point.

Mai 79. J’avais 20 ans, lui 40.

Lulu, natif de Deshaies, tenait un bar sur la côte ouest de Guadeloupe. Il m’offrait mon premier rhum, ma première cuite. En désignant la goélette sur laquelle j’allais traverser l’Atlantique, il m’assena : « Ton bateau là ? C’est un vieux ! Le Canadien est passé en décembre avec sa mouette jaune, i bon memm ! Ce gars c’est un moderne ! ».

Cet Antillais exprimait au plus juste ce que je ressentais de plus intime à cet instant de mon parcours naissant de navigateur. Étrange affaire, puisque 27 jours de mer plus tard, habité de mes premiers élans d’écriture, j’avais lu et relu Pourquoi j’ai mangé mon père, roman de Roy Lewis dont la récente traduction française traînait à bord. Il en était donc ainsi de notre condition et son inévitable corolaire, le progrès ? En art de survivre comme en tout domaine, existerait toujours une querelle des anciens et des modernes ?

Grâce à Mike Birch, nous tenions la nôtre ! Et nous allions la gagner. Son trimaran et son principe, plus que le personnage, devinrent notre idole. Nos croyances, nos espoirs, nos convictions d’alors allaient vers le fun, un état de vivre plus qu’un état d’esprit. Grâce aux multicoques, les océans devenaient métaphore du monde : nous allions les traverser en filant plus que vite, « easy », s’amusant à « rider » sur une houle éternellement scandée par le « rolling beat » de Dire Strait. Mike Birch sur sa « Mouette jaune » démontrait la pertinence de l’élan. Sur la ligne d’arrivée devant Pointe-à-Pitre, en trois bouchées, deux mastications et une déglutition de 98 secondes, il avait mangé le grand Malinowski sur son grand monocoque surnommé « Le cigare ». Et en cet instant d’une fulgurance médiatique qui fit date, la route Nord, celle des grandes dépressions océaniques au karma initiatique, l’héroïque voie maritime qui avait fondé la légende Tabarly, devint d’un coup celle des anciens, des taiseux aux mains calleuses et aux âmes trempées dans la douleur et la résistance. Qu’ils continuent à planter des pieux dans l’eau glacée ! Nous, à plat sur deux ou trois coques, on gagnerait tout en contournant les dépressions, sablant le champagne et filant trois fois la vitesse des anciens. Voile à Papa, les Mono. Voile moderne, les Multi… Ah mais !

Étrange manie qu’ont les humains de fabriquer des drapeaux…

Quarante plus tard… Fin de la querelle. Plus d’anciens ni de modernes. Seule l’antique règle perdure : le bateau idéal n’existe pas. Arrive à bon port et dans les meilleurs délais, celui qui s’avère adapté au programme de navigation. Cette édition 2018 de la Route du Rhum, après quarante années de recherche en nouveaux matériaux et en nouveaux concepts – la vitesse de pointe des plus rapides a été multipliée par cinq – en fait la magistrale démonstration. À l’exception des ULTIMES pour qui le départ n’a pas été retardé – s’échappant devant la tempête, les plus performants pouvaient « Assurer à temps » l’arrivée en Guadeloupe – les flottes Monocoques et Multicoques se sont confrontées à la même et dure loi de mer. Durant les dix jours qui ont suivi le départ, bataillèrent des monocoques petits et grands, multicoques d’ancienne génération de course contre de très modernes, skippers sexagénaires contre jeunes régatiers issus des meilleures écoles. À 300 milles de la Guadeloupe, Thomson et Tripon régataient presque bord à bord. Comme si en 1978, Birch et Malino s’étaient rejoints là pour démarrer un dernier sprint.

Étonnant rappel : les prétendants au paradis alizéen doivent concevoir des voiliers capables de traverser d’abord un purgatoire. Les architectes cherchent l’idéal compromis ; les skippers encouragent la vitesse, repoussent les limites de leurs organismes et risquent leur vie ; pendant que médias et annonceurs s’accommodent d’un évènement hors normes aux scénarios indociles.

Alors, querelle ! Renaîtras-tu encore et toujours ?

Eh bien, cette extraordinaire route du Rhum 2018 rebat toutes les cartes.

Celles de l’histoire : On vit une partie de la flotte, tous gabarits confondus, s’abriter dans des ports et remettre au goût du jour l’antique règle à laquelle se pliait déjà Ulysse : vent favorable, on navigue. Vent contraire, on patiente.

Celles des figures : Joyon l’ancien, à la barre d’un trimaran 12 ans d’âge éprouvé, deux fois vainqueur sous d’autres bannières, l’emporte sur le jeune prodige armé de son Ultime concept. Thomson, vedette du Vendée Globe, s’endort et se jette à la côte. Tripon gagne mais avoue ses hallucinations. Pendant ce temps, Peyron, gagnant 2014, court « à l’ancienne », avec sextant, sur le même bateau que Birch.

Enfin celles des atouts techniques : L’autre belle épreuve, celle des budgets à dimension humaine, a vu régater à 2 jours de la Guadeloupe un groupe de 8 voiliers qui se composait de 4 trimarans 50 et 4 monocoques. Révélant une autre réalité qu’occulte l’environnement médiatique français. Elle existe plus au nord, se nomme The transat, organisée par nos amis anglais. Nous aurions mauvaise grâce à l’ignorer : Tabarly y trouva ses lettres de noblesse en 1964. L’épreuve relie Plymouth à New York et se court souvent par vent contraire. En 2016, le premier monocoque piloté par Armel le Cléach, battit de 5 heures, après 8 jours de traversée, le premier multicoque.

Qui est et qui sera le plus rapide ? Peu importe… Car sous le regard des anciens, encore vivants ou disparus, un autre message passe. Simplement. Symbolisé par des hommes, des femmes. Et l’océan où, comme dans la vie, les longs bords vent contraire s’avèrent plus fréquents que les belles envolées au portant. La Route du Rhum brasse en haute mer, l’élite et la plèbe, les riches comme les pauvres, des vieux ou des jeunes, anciens ou modernes, démontrant que cette course perdure grâce à une organisation professionnelle, à une écoute des besoins, à des règles communes et respectées. Certes… Mais pas si simple. Car il reste à citer l’actrice invisible, vedette omniprésente, indispensable pour que se pérennise cette métaphore du monde : l’assurance d’une solidarité sans faille entre tous les compétiteurs.

À terre, on attend encore le casting qui imposerait le même rôle.

 

Laurent LD Bonnet

 


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A propos du rédacteur

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Laurent LD Bonnet est un auteur français dont les premières nouvelles paraissent en magazine en 1998. Engagé dans l'écriture d'une Tétralogie de la quête, il signe son premier roman,  Salone (Vents d’ailleurs 2012), sur  le thème de la vengeance, prenant pour cadre l'histoire de la Sierra Leone de 1827 à 2009. Salué  par la critique, le roman obtient le  Grand prix du salon du livre de La Rochelle, puis le prix international Léopold Sedar  Senghor. Son deuxième roman Dix secondes (Vents d’ailleurs 2015), aborde le thème de la rencontre amoureuse, avec un clin d’œil décalé au poème de Baudelaire, "À une passante". Le dernier Ulysse,

(les défricheurs 2021) troisième roman de la Tétralogie, interroge la créativité comme essence même d'une humanité submergée par la dérive marchande. L'engagé (les défricheurs 2022), essai pamphlétaire, est un dialogue intérieur avec Jack London. En 2021, la revue Daimon lui a consacré un numéro (Les évadés) comprenant plusieurs nouvelles inédites.

Lien : www.laurentbonnet.eu