Robinson Crusoé, Daniel Defoe (par Léon-Marc Levy)
Robinson Crusoé, Daniel Defoe, Le Livre de Poche, trad. Petrus Borel, 370 pages, 5,20 €
Ecrivain(s): Daniel Defoe Edition: Le Livre de PocheMoi, pauvre misérable Robinson Crusoé, après avoir fait naufrage au large durant une horrible tempête, tout l’équipage étant noyé, moi-même étant à demi mort, j’aborde à cette île infortunée, que je nommai l’Ile du désespoir ;
Il est parfois des héros romanesques ou poétiques qui s’évadent du seul territoire de la littérature pour entrer de plain-pied dans l’imaginaire collectif, devenant ainsi mythème, élément d’élaboration d’une mythologie d’une partie du monde. Emma Bovary, Jean Valjean, Hamlet, Tristan et Yseut, pour n’en citer que quelques-uns. Robinson Crusoé en fait évidemment partie, d’une façon particulièrement éclatante : il est même entré dans les vocabulaires occidentaux. Un robinson, une robinsonnade, robinsonner dit-on pour désigner ce qui a trait à la solitude dans la nature, l’ermitage absolu. C’est dire bien sûr à quel point Robinson est un héros fabuleux mais c’est dire aussi à quel point il est réduit à une seule dimension, le naufrage-la solitude-la survie, qui est loin d’être ni la seule, ni la plus importante.
Le thème de l’île déserte où ne survit qu’un seul homme est une préfiguration littéraire de ce qu’une myriade de dystopies nous proposent aujourd’hui : le monde post-apocalyptique. Et ce thème lui-même est une déclinaison d’une question aussi ancienne que l’humanité tout entière : l’homme face à la nature. On peut écrire Nature tant elle a été déifiée dans les religions primitives, l’art, la littérature – on pense au panthéisme des auteurs américains – et la philosophie (le Dieu de Spinoza par exemple). Hostile ou amicale, féconde ou ingrate, terrifiante ou adorée, toujours puissante et maîtresse.
Je passai tout le reste du jour à m’affliger de l’état affreux où j’étais réduit : sans nourriture, sans demeure, sans vêtements, sans armes, sans lieu de refuge, sans aucune espèce de secours, je ne voyais devant moi que la mort, soit que je dusse être dévoré par les bêtes ou tué par les sauvages, ou que je dusse périr de faim. À la brune je montai sur un arbre, de peur des animaux féroces, et je dormis profondément, quoiqu’il plût toute la nuit.
Commence alors l’ère de l’organisation, de la domestication de la nature sauvage. Robinson – au-delà de sa propre survie – se fait porteur métaphorique des rêves, des ambitions de son époque. Le début du XVIIIème siècle est le moment de l’ouverture des grandes voies du commerce et de l’industrie naissante. Habitat, utilisation de l’énergie de l’eau, agriculture, fabrication de vêtements, l’aventure robinsonnienne devient un microcosme du développement économique du monde. L’homme apprend à dominer la nature, à l’asservir pour son usage et son confort. Jusqu’au point de transformer son malheur en une vie heureuse, une sorte de « cultiver son jardin » voltairien.
Ce fut alors que je commençai à sentir profondément combien la vie que je menais, même avec toutes ses circonstances pénibles, était plus heureuse que la maudite et détestable vie que j’avais faite durant toute la portion écoulée de mes jours.
Et comme un corollaire obligé à cette étape, vient l’autre grand thème – souvent masqué – du roman. L’empreinte inscrite dans le sable, un pied humain, d’abord inquiétant, puis salvateur : un autre homme sur l’île, un compagnon bientôt.
En peu de temps je commençais à lui parler et à lui apprendre à me parler. D’abord je lui fis savoir que son nom serait Vendredi ; c’était le jour où je lui avais sauvé la vie, et je l’appelai ainsi en mémoire de ce jour.
La relation de Vendredi et Robinson est gravée dans l’extrait qui précède : je le nomme, je le sauve, je l’inscris dans l’histoire. Voilà résumée l’idéologie même du colonialisme, triomphante en ce début de siècle. Robinson est l’homme blanc, européen : son rapport au « sauvage » ne peut être égalitaire ; il est dominant, celui de maître-esclave. Mais aussi celui de maître-élève, car Crusoé éduque l’homme naturel, utilise sa bonté pour le modeler à son image. Il y a dans cette fable de L’Émile de Jean-Jacques Rousseau. Tout l’univers du roman d’ailleurs est rousseauiste. Et cela écrit l’ambiguïté structurelle de la volonté occidentale de modifier l’ordre du monde au nom du Bien. Convertir, éduquer, encadrer pourrait servir de triptyque au projet de la domination coloniale.
Le solitaire faible, démuni, devient peu à peu propriétaire de son domaine et de ceux qui y vivent : Vendredi est bientôt rejoint par son père et un naufragé espagnol. La prison hostile devient royaume et Robinson son monarque, son Dieu. L’île de Crusoé est un monde de création et d’expérience, à l’image du monde de ce XVIIIème siècle débutant. Et ses vingt-huit années sur l’île peuvent être lues dans la même lumière que les six jours de la Création de Jéhovah. La religion de l’ordre économique triomphe et Crusoé devient l’image de l’Homo Economicus très loin du vagabond des mers qu’on a trop souvent gardé en mémoire.
Robinson Crusoé nous apparaît aujourd’hui comme une fable consacrant la modernité débutante, avec ses vertus civilisatrices mais contenant déjà ses vices les plus immondes.
Léon-Marc Levy
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