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Rituaire, Jean Claude Bologne (par Michel Host)

Ecrit par Michel Host le 08.07.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Rituaire, Jean Claude Bologne, Éditions Le Taillis Pré, Coll. Les inclassables, mars 2020, 120 pages, 15 €

Rituaire, Jean Claude Bologne (par Michel Host)

 

« Il faut s’approprier le rite pour le comprendre, l’écrire à la première personne, car il est participatif. C’est ce que j’ai tenté dans ces courts textes : m’immerger dans un rite ancien ou lointain, sans prétendre à l’authenticité, ni même à une compréhension correcte. C’est sa résonance en moi qui m’intéresse. Le rite doit se vivre, non se dire ».

J. Cl. Bologne

Le regard intérieur

Le rite pourtant se dira.

Rituaire est un livre, un multi-sanctuaire descriptif et verbal. Inviolable, du moins dans le principe. Jean Claude Bologne ne tente pas de violer l’espace des divers rites dont il fait mention et explore les arcanes par la pensée, et surtout par le travail de l’imaginaire qui implique sa personne, lui offrant sans doute l’outil de pénétration le plus efficace.

Le facile rapprochement des termes « viol » et « pénétration » peut, ici, sembler paradoxal après la suggestion d’un travail purement imaginaire. Cependant la logique de sa recherche s’inscrit dans ces pages consacrées à divers rites pratiqués en divers lieux et temps de cette planète où les cultes, à distance de certaines enquêtes des sciences objectives ou rationnelles, qui témoignent de ce que les hommes ou la majorité des hommes n’ont jamais cessé de pourchasser le sens (le secret ?) de leur être-au-monde, et plus amplement de donner un sens concevable au mystère de l’existence et du monde. Mystère que Jean Claude Bologne veut approcher depuis longtemps (n’a-t-il pas écrit des ouvrages comme Le Mysticisme athée Une mystique sans Dieu ; etc.). Il tente de les cerner dans Rituaire pour en extraire l’essence peut-être, en pratiquant plusieurs chemins lors de parcours imaginaires certes, en s’y immergeant. Il veut en entendre et aider son lecteur à en entendre les « éloquents échos » dont il est question ci-dessous. Ainsi, le rite vivra, jusque dans les questionnements qu’il induit.

Il reste que la lecture d’un tel ensemble, pour le lecteur « étonné » que je suis, se condense en une étrange équation où le temps, parfois le lieu, conduisent l’être humain, quel qu’il soit, d’où qu’il soit, depuis l’instant le plus « présent » de son être au monde, à se découvrir dans un rite, le sien, celui qu’il crée ou adopte, à se construire une légitimation dans le « passé », force ou énergie indispensables pour aller au « futur », s’y réaliser, puis y disparaître. Son présent en restera inquiet, mais non entravé. S’il ne se soumettait pas à cette loi du rite, il dériverait sans amarres, éternellement, étoile noire ou vide, par des lieux et des temps pour lui illisibles, voire insignifiants.

Il n’est pas d’explication aux rites, il n’est possible que de se les proposer à soi-même comme on se propose les voyages, les exils volontaires, des intégrations, dans d’autres territoires. Des « vocations » successives en somme, des interprétations de l’ordre du poétique et du fraternel.

Une particularité du livre me semble soutenir aussi cet élan : Jean Claude Bologne y ouvre chacune de ses expérimentations d’un rite par une lettrine de sa composition (de sa création), d’où le déroulement alphabétique – de A à Z – de l’ensemble. Ces « signes », outre qu’ils sont d’une grande beauté, inscrivent clairement ou allusivement L’homme de Vitruve dans le Rituaire. Ils sont suggestifs au point de rappeler le nécessaire fondement des rites dans l’humaine dimension, dans les pratiques matérielles qu’ils engagent (notoirement les outils), la mesure et les proportions avec lesquelles les aborder, les traverser… Ces lettrines portent encore la marque de la Renaissance, car « librement inspirées de Champfleury (1529), qui deviendra l’imprimeur de François Ier », concepteur typographique du modèle des « lettres attiques ou antiques (ou) lettres romaines proportionnées selon le corps & visage humain » (Cf. P. 3e de couverture). Non pas seulement un raffinement, mais la désignation de l’intention. Deux prévenances dont ne s’encombrent pas nos éditions courantes.

Cette vision initiale, l’auteur l’amplifie de belle manière : « Nul besoin d’adhésion aux religions ou aux croyances qui les ont engendrés pour en restituer la puissance d’évocation, d’invocation. Le souffle gonfle encore nos poitrines ; le sang, nos veines ; le feu est toujours sur nos têtes et la pierre dans nos mains. D’une culture à une autre, les rites s’adressent d’éloquents échos. Parce qu’ils sont d’ici et de maintenant, ils ne sont de nulle part. On ne pénètre pas en eux, on s’y abîme » (préambule de l’auteur : Mise en rite).

Ces textes sont accompagnés de leur glose, laquelle écarte l’explication pour rejoindre l’expérience, non pas spirituelle, mais en esprit et dans l’esprit. Comme une exploration aventurée. Chacun est fondé en Histoire (daté, si l’on veut), étayé par ses sources écrites.

Arrêts, observations et questionnements :

On verra que trois rites (Beinhaus, Kapâla, Tsimia) introduisent « l’os » dans le récit du rite. L’os, comme matière profonde, échafaudage secret de l’être humain ? L’os, comme trace ultime ? « Maison des Ossements » (Beinhaus) – disaient les Allemands –, ici gisent nos erreurs et celles de nos aïeux », ajoutaient-ils. De leur vivant, les fautifs y étaient enterrés parodiquement, puis réellement frappés de verges. Étrange voie de perfection et de réhabilitation ! Au nord du Tibet et au XXe siècle, deux boîtes crâniennes reçoivent des thés aux couleurs symboliques différentes, offrandes aux dieux : deux « néants ». « Le geste de donner », d’abord, puis selon notre auteur, et en dernier ressort : « Rêve, et rêve de rêve ». Dernière impalpable trace avant l’oubli ? Forme elle-même rêvée du néant ? En Nouvelle Guinée (XXe siècle), « la hutte d’initiation, la Tsimia, est construite avec des poteaux apportés par les pères et qui représentent les nouveaux initiés. Chaque poteau est un os de la maison, et le chaume en est la peau. La maison devient ainsi le corps de la tribu ». Maison telle le corps humain ? Éminemment humaine ? Maison proche du « Beinhaus » germanique : « Ici gisent nos erreurs et celles de nos aïeux ». On y mettra le feu après l’initiation. On imaginera sans doute, cela une fois inscrit dans le rite, que la vie du clan, tout, pourra renouer avec le cours de l’existence…

Eau amère, évoque un autre rite difficile à cerner, appartenant au Judaïsme antique. Il prend racine, semble-t-il, dans la faute de la femme adultère contrainte de boire de cette eau-là pour confirmer sa faute ou se disculper. Jean Claude Bologne met dans la bouche de cette femme, celle-là qu’il met en scène parmi bien d’autres, les paroles mêmes de l’amour, ce « savoir » – « Et toi, prêtre, que sais-tu de l’amour… » ? Elle se condamne ainsi à la mort. Rite sans appel ! Confrontation de deux morales, l’intime et la sociale ?

Non moins étrange, mais situé dans un tout autre contexte, le rite du « ferré », ce livre-coffret contenant tous les formulaires des serments de la Chambre des Comptes de Paris (du XVe au XVIIIe siècle) et sur lequel sont prêtés lesdits serments. Il contient le « Verbe » des siècles : hommages de princes, de prélats… ou une Bible… ou Rien… C’est « le lieu de passage du néant à l’infini ». « Voilà tout ce qui compte » précise notre auteur. Questions : qu’y a-t-il du néant à l’infini ? Que valent en définitive paroles et serments ? Sur le livre : « … l’œil absent du Crucifié ». De quoi de nous-mêmes devrons-nous témoigner ? Et qui témoignera ? « … toujours un homme ». De là : qu’est-ce qu’un homme s’il est tenu de témoigner ?

Tout rite interroge, en effet. Sa ou ses formes d’abord ? Sa nécessité ancrée dans les sociétés humaines et en rapport avec les mœurs et coutumes de ces sociétés ? Ses fins ?

Leurs particularités sont multiples et toujours empreintes d’étrangetés qu’un rationalisme strict tiendrait pour folles extravagances. Que dire du rite totémique australien qui consiste, devant l’axe primordial, un Rocher, lieu « de naissance du monde » et de « la race », à manger le totem afin qu’avec la tribu il perdure ? Que dire du grand sabbat, l’Aquelarre que peignit Goya, quand ses lueurs sont peut-être « tisons d’enfer », peut-être « grande flamme qui se hisse vers le ciel » ? Comment s’insérer aujourd’hui dans la visite cérémoniale à l’empereur en place de la dynastie tartare, laquelle visite eut lieu en 1725 ? Retrouverons-nous l’Allah de toujours dans un rite iranien du XIIe siècle, avec le droit de prononcer son nom dès lors que deux de nos cheveux auront été coupés et que « toute pensée personnelle » nous aura ainsi été ôtée ? Et n’est-il pas jusqu’au Jardin Zen japonais où milieu et pourtour peuvent se confondre, dont le ratissage, la disposition des éléments rocheux et minéraux nous questionne ? Le voyageur pourra éventuellement y capter cet ordonnancement intime (le rite lui-même) qui aboutit à la disparition de l’âme du « maître », âme « balayée » puis rejointe ensuite. Le touriste ? Je ne sais. Il aura l’habitude d’acheter son jardin japonais chez son fleuriste pour en décorer son appartement… Cela lui suffit.

Jean Claude Bologne a pour mérite de nous orienter, puis de nous abîmer, quêtant une compréhension du rite dans son intériorité, fût-elle imaginée. Imaginée ? Ceux qui inventèrent le rite ne l’ont-ils pas imaginé eux les premiers. Cette compréhension peut être vraie ou fausse, nous savons que là n’est pas l’essentiel. Elle est dans l’approche empathique qui se résout en une participation personnelle plutôt qu’en la seule contemplation d’une « scène » théâtrale ou folklorique. Après Térence le latin et Montaigne le bordelais, Jean Claude Bologne peut affirmer : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».

Enfin, ultime mais décisif élément, ce livre édité en Belgique par Le Taillis Pré est magnifique en tant que livre. Modeste peut-être, mais exemplaire par sa mise en page, son sens de l’espace, la lisibilité de son caractère, la pureté de son papier, son format maniable. Somme toute, un « beau » livre dans tous les sens du terme et qui mérite toutes les attentions.

 

Michel Host

 

Jean Claude Bologne, né à Liège en 1956, philologue de formation, est l’auteur d’une quarantaine de livres publiés dans 3 domaines distincts : fictions (romans, nouvelles, contes, apologues), essais (essentiellement d’histoire des sentiments) et dictionnaires d’allusions. Spécialiste de l’histoire du couple, de la pudeur, il enseigne également l’iconographie médiévale. Il siège depuis 2011 à l’Académie royale de langue et de littératures françaises de Belgique (source, 4eme de couverture). Dernières publications : Histoire du couple (Perrin, 2016), Histoire du coup de foudre (Albin Michel, 2017), Histoire du scandale (Albin Michel, 2018).

 

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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005