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Ressource humaine, Louise Morel (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi le 01.04.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Ressource humaine, Louise Morel, éditions Hors d’atteinte, Coll. Littératures, mars 2022, 192 pages, 19 €

Ressource humaine, Louise Morel (par Yasmina Mahdi)

 

Start-up

Dans Ressource humaine – récit-vérité – Louise Morel (née en 1990, analyste financière) décrit le parcours de Marianne, consultante et experte en conseils de stratégie, évoluant dans le milieu entrepreneurial, au sein d’une hiérarchie très sectorisée et pyramidale. La politique commerciale de ces entreprises use d’un jargon et de codes semblables à des jeux de rôles, des jeux vidéo à base d’anglicismes, aidés par des techniques de management à l’américaine. Les employé(e)s de ces entreprises et de ces startups sont formés de couples « moyennement beaux, visiblement riches », les femmes viennent d’une « société de pourries-gâtées », et tous sont des individus hyperactifs sortis d’école de commerce au credo droitier : « Le profit résulte des revenus et des coûts ». Leur existence est régie par des slogans de marketing, des messages elliptiques sur le smartphone, parfois réduits à des icônes ou des émojis.

TTT (les trois T : Travail/Torture/Terreur) serait l’acronyme de ces structures de production de masse d’une société néo-libérale servant un capitalisme décomplexé, où évoluent ces jeunes cadres dynamiques. Ces consultant(e)s trentenaires arborent un profil similaire à celui des addictifs au tabac, à l’alcool, aux drogues et aux écrans, dressés à être efficaces. Pour ces conseillers corvéables à merci, pions numériques interchangeables, standardisés, aux « costumes bleu marine ou gris foncé », « sauver les apparences, c’est l’essentiel (…) La vérité intérieure n’a aucune importance (…) ». L’échec n’est pas accepté mais vécu comme « une humiliation ». Les employé(e)s sont testés en permanence, réévalués, ce qui crée chez eux une instabilité émotionnelle et une grande fragilité. Les relations interpersonnelles ne sont basées que sur la concurrence et l’appât du gain : « Savoir le plus vite possible qui a les ressources, et qui a le pouvoir, qui va le gagner et qui est en train de le perdre (…) ».

Les directives de l’entreprise, ses enjeux, ressemblent aux instructions qui pourraient être données à des agents secrets, à l’ordonnance de clubs politiques, dans la mesure où est éliminé, à vote secret, un(e) partenaire fautif(ve). La sphère de la vie privée jouxte celle du travail, il n’existe plus de frontière au sein d’une internationalisation dans laquelle les groupes sont clivés et racialisés, triés selon leur origine sociale. Seule, la logique du profit demeure le mot d’ordre.

Marianne, la protagoniste du roman, se rend à Berlin, et sa gestion du temps prend des allures d’une mission de combattante. Déjà, dans Toni Erdmann, la cinéaste Maren Ade campait le portrait (horrifique) d’une « battante », consultante pour une société allemande en mission en Roumanie partie « dégommer » des emplois d’ouvriers, remplacés au fur et à mesure par des machines. Dans le livre de Louise Morel, « les entreprises fonctionnent jusqu’à l’épuisement de leurs ressources humaines ». À Berlin, ville blafarde et de noctambules, « les préfabriqués se dégradent dans des tons également tristes de gris, de vert moisi et de beige. (…) les immeubles, même les quelques gratte-ciel flambant neufs tout de verre et d’acier, ont un petit air désespéré ». Les scènes sont rédigées dans un style direct, aussi net que celui d’un script. « Elle ouvre la fenêtre et allume une cigarette comme elle lancerait un défi au ciel bas et gris. Des portes s’ouvrent et se ferment. Un type crie encore. Dehors, un bus passe dans un grondement (…) Mar1982 se connecte sur chessplus.org. Elle a dix minutes pour écraser son adversaire ».

Vaincre l’ennui et l’angoisse pour ces couples opposés – français (Marianne et Charles) et allemands (Giulo et Rosa), néanmoins en proie au même malaise existentiel, à la même insatisfaction chronique – se limite à la « survie (…) orchestrée par la répétition minutée de gestes, de postures et de mots (…) dompter la mort par une activité répétitive ». Des mots creux (une supercherie communicationnelle) tiennent en haleine « les domestiques de l’aventure entrepreneuriale (…) pour des salaires pas si élevés ». Cette génération semble s’apparenter au modèle du yuppie des années 1980 – acronyme désignant les jeunes ambitieux cyniques, faire-valoir du capitalisme dans sa version la plus inégalitaire, obsédés par l’argent et la réussite, amoraux, matérialistes à l’extrême ; en France : la figure du golden boy ou du jeune cadre dynamique. Louise Morel souligne à ce sujet : « Les gens qui travaillent sont terriblement jeunes et presque tous blancs. Habillés de façon faussement décontractés (…) Premier geste de la journée : allumer son téléphone portable ».

Ressource humaine témoigne d’une certaine jeunesse, de rencontres neuves, de couples récents, de comportements d’aujourd’hui et de conduites limites. Ce n’est pas Gervaise et sa petite entreprise de lavandière mais Marianne qui se débat en produit externalisé. Les deux femmes sont deux « personnages-action » qui traversent un moment historique et « ce qui reste, à la fin, ce n’est pas la mort. Quand il n’y a plus de mots, plus de larmes, que la rivière s’est déjà tarie plusieurs fois, ce qui se condense, c’est la pulsation douce d’un très bel amour ».

 

Yasmina Mahdi


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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.