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Quel monde à venir ? Anne Rothschild - Poème (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 09.09.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie

Quel monde à venir ? Anne Rothschild - Poème - éditions du Levant, septembre 2024, 15 €

Quel monde à venir ? Anne Rothschild - Poème (par Marc Wetzel)

 

"Que vienne encore

la lumière éphémère des mimosas

leur poudre parfumera de jaune nos doigts

les sabots très sûrs de l'âne gris

un sentier au flanc des monts saccagés

je me sens lourde des générations passées

et de celles à venir" (p.73),

 

écrivait, significativement, l'auteure dans "Nous avons tant voyagé", un livre précédent (Le Taillis Pré, 2018) - dans lequel l'étrange solidarité des hommes dans l'injustice et le mal cherchait déjà sa difficile justification :

"Serait-ce que nous sommes tous nés de la même glaise

pétrie de rouge et nourrie du souffle d'un même dieu

bourreaux et martyrs, violeurs et innocents, chasseurs et proies ?

Serait-ce que les ogres qui peuplaient nos rêves d'enfants

sommeillent en nous prêts à se réveiller ?" (p.38)

 

"Quel monde à venir ?" - qui évoque plutôt un essai futurologique, ou une angoisse écologique - est un étrange titre pour un poème. Si l'on demandait "quel univers à venir ?", de grandioses - et neutres - considérations cosmologiques suffiraient; mais un monde - contrairement à l'univers - est supposé habitable et mis en commun, là où l'infini ne peut faire l'objet de préférences ou de chicanes. Mais un monde, on veut y vivre d'abord parce qu'on peut en vivre. Prétendre réparer l'univers serait risible folie (l'univers, condition de toute vie, n'est jamais malade); alors que renoncer à réparer le monde serait tragique démission. Quant à la question du titre, chacun comprend qu'un certain usage présent du monde peut menacer la possibilité future, non seulement de ce monde, mais d'un monde humain en général. Et, dans la tradition juive (à laquelle se rattache l'auteure), s'ajoute la douloureuse responsabilité de l'état d'un monde à l'homme confié par Alliance divine : une formule comme "quelle terre promise à venir ?" serait aussitôt provocatrice, surtout pour qui (c'est aussi le cas de l'auteure) s'inquiète de savoir ce qu'Israël est, historiquement, en train de faire de lui-même (et de défaire de la mission de paix et justice à lui remise). Si la Terre promise devait elle-même être réparée, ce serait - selon les termes de l'Alliance, qui met l'élection du peuple sous la propre responsabilité de celui-ci - à elle-même d'y rémédier, mais qui se fierait encore sérieusement à une promesse ... à réparer ? D'autant que l'auteure n'attend, par principe, aucun miracle : le peuple juif n'a d'autre miracle que celui qu'il est, celui de son improbablissime pérennité, elle-même garantie par la Loi ; à l'inverse du chrétien, qui fonde son besoin de miracles par le fait que, son Messie étant venu pour dépasser la Loi, ne peut plus trouver suffisante garantie de sa propre légitimité en elle. Mais justement : l'auteure voit bien qu'Israël aurait besoin d'un miracle pour pérenniser, dans son exercice politico-historique présent, l'idéal même de paix et justice qui l'a fondé, et dont il a, par son origine sainte, responsabilité du dépôt devant l'humanité entière. Ainsi, "quel monde à venir ?" signifie surtout :"quel genre de Royaume est donc en train de devenir ce que tu auras fait de la Révélation à toi consentie ?". Cette question rigole peu.

Elle rigole d'autant moins que l'auteure, 82 ans, par ailleurs remarquable plasticienne et poète à la fois résolue et délicate, et toujours loyalement solidaire du peuple de son origine, ne cache pas un destin plutôt difficile : un père longtemps absent et aux motivations bien peu sécurisantes ("la terreur du monarque (...), un épouvantail aux mains de paille ", p.54) , une mère bipolaire, peu saisissable et d'une redoutable fragilité, un traître compagnon de vie justifiant son départ par quelque chose comme : "une si forte personnalité se passera aisément d'être aimée, quittons-la donc sans trop d'égards", un enfant (?) dont la vie même semble s'être mal endormie :

"les constellations qui tournaient

dans la chambre de l'enfant

n'ont pas réussi à écarter la fièvre

ni le halètement des sirènes folles ..."

elle qui aura choisi l'indestructible mélancolie de l'art pour y faire croître ce qui surpasse la douleur, et y miniaturiser comme en lieu sûr la beauté du monde, particulièrement ici la poésie pour qu'une pensée de la vie puisse se reconnaître directement à son chant. Mais que répond-elle à sa propre question ?

Une question comme "quel passé du monde ?" ne demanderait qu'attention et méthode : le champ originaire de présence est bien évidemment toujours là, connu ou non, puisqu'il a pu être notre origine - même s'il a une teneur tragique (puisqu'il a toujours lâché un jour, par principe, ses résidents mortels), mais "quel monde à venir ?" est question à la fois dynamique et insidieuse : tout monde est fait pour croître puisqu'il est fait d'un réel qui ne cesse de se renouveler, mais qui ou qu'est-ce qui en lui pourrait espérer une croissance immortelle ? Tout cycle a son hiver, et des fins d'hiver sont un jour des fins tout courts - mais cela n'impressionnait déjà plus notre poète (dans "Nous avons déjà tant voyagé", p.70) :

"Lumière trouble clarté laiteuse de la lune

qui tombe à la verticale de nos fronts

avant la saison du dépouillement me faisait peur

aujourd'hui avec ce matin gelé qui craque sous mes semelles

je regarde le dénuement des vignes

et le chat roux qui sommeille près du poêle

jour après jour    heure après heure    j'apprivoise

celle qui avance à pas de loup" (p.70)

 

Mais l'Absolu n'a pas de cycle, et une promesse éternelle pas de fin. L'hiver ne devrait concerner que le frileusement relatif. Or ici, d'entrée de livre, et pour le Peuple inconditionnel même, "le vent court derrière les pages/ les épines du froid tremblent/ quel monde à venir ?" : "les lettres" (du Texte fondateur) se brouillent et "permutent/ entraînées par le vertige d'une toupie/ et se heurtent/ à la misère des enfants sans toit ni roi". On ne sait plus trop qui a raison de tuer ou expulser qui. Les poignards sont d'autant plus "tenaces" qu'on se retrouve en manier un ; "les os brisés et les crânes des nourrissons" se mêlent dans les marées de représailles ; "le sang qui colle aux semelles" n'est plus seulement le nôtre ; on est forcés de lire (et peut-être même de ré-écrire) "le testament usurpé" (p.11). L'Alliance, poussée à bout, se trahit elle-même. Il n'y a plus qu'ogres "sage" ou "prédateur" (p.32). "Nos ennemis engraissaient leur haine" pendant l'occasion même d'y affiner notre mépris. On avait dit fièrement un jour : "me voici", et voici ... qu'aujourd'hui le Rien est entré en nous.

"On nous avait confié un arbre de vie

dont les bouches se calcifièrent

sous le soleil des mensonges" (p.15)

 

Qu'est ce qui n'est alors plus possible ? C'est la Rédemption. C'est se tenir "postée derrière le fenestron/ dans l'attente/ du prophète Elie" (p.16). Voici que :

"le pont s'est retourné

une source aurait pu jaillir des buis amers

mais la rouille a soudé les serrures

les broussailles ont barré l'accès

des demeures qui mènent aux champs

tes mains ont remisé les caresses aux oubliettes" (p.18)

Le Peuple prédestiné ne peut plus travailler aux champs du salut. ("La source tu l'as scellée/ le jardin tu l'as clos/ nous n'irons plus au bois", p.31). Mais quel monde mériter encore, si la Rédemption a calé ? Que feront d'eux-mêmes des "amants" seulement "liés par un futur illisible" (p.55) ? Là où, disait Rosenzweig, les chrétiens s'illusionnent à "anticiper la Rédemption dans le sentiment", que dire de juifs perdant, par leurs actes, leur droit même à l'anticiper par obéissance à la Loi ? Le même Rosenzweig le disait : le peuple juif tient sa Vie absolue de son retrait de la vie relative, du choix de négliger et abandonner à lui-même le monde non-délivré. Mais comment prétendre laisser de côté un monde fautif que soi-même l'on envenime ? Qu'on n'ait plus à faire vivre un pays n'autorise en rien à le tuer. Seul l'amour, qui, au contraire de la simple justice, voit dans la simple présence de l'autre déjà un cadeau, se donnerait irrésistiblement à lui en retour. Mais comment aimer l'Absolu d'en face ? Et comment vivre en un monde qu'on ne saurait plus habiter selon lui ? Quel Royaume pour qui se rend indigne de l'attendre ? Seule consolation, alors :

"Quand la dernière passe aura été franchie

et que mon corps aura été inhumé

je me glisserai dans les lettres du kaddish

que tes lèvres articuleront

je serai

la pierre que tu déposeras

sur mon carré de terre ..." (p.59)

Ainsi se clôt ce douloureux chef d'œuvre, qu'on espère soi-même simplement n'avoir pas trahi.

 

Marc Wetzel

 

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Anne Rothschild (1943) belgo-suisse, vivant actuellement près d'Uzès,  allie l'écriture à un travail de graveur et sculptrice. Elle a publié de nombreux ouvrages de poésie et récemment un essai :"Conversations avec mes arbres" au Passeur. Son travail est axé sur la rencontre avec l'autre. Il invite à construire un espace de paix entre juifs, chrétiens et musulmans.

 



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A propos du rédacteur

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.