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Qu’est-ce que l’histoire culturelle ?, Peter Burke (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 20.06.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Les Belles Lettres

Qu’est-ce que l’histoire culturelle ?, Peter Burke, Les Belles-Lettres, septembre 2022, trad. anglais Christophe Jaquet, 256 pages, 23,50 €

Edition: Les Belles Lettres

Qu’est-ce que l’histoire culturelle ?, Peter Burke (par Gilles Banderier)

 

Publié en 2004, What is cultural history ? a mis dix-huit ans à se voir traduit en français. On a connu pire, mais également mieux en matière de délais (la présente traduction souffre de faiblesses intermittentes, qui parle d’Ernst Robert Cassirer et d’Ernst Curtius, et aurait dû être relue de plus près). Ce livre offre un regard panoramique sur une discipline parfois mal-aimée ou mal-identifiée, en tout cas non enseignée dans l’Université française, et permet, comme tout panorama, d’apercevoir de nouveaux horizons.

L’histoire cultuelle naquit – premier paradoxe – dans un espace linguistique qui n’était pas encore un espace politique, l’Allemagne d’avant l’unification bismarckienne. Une véritable frénésie érudite s’était emparée des esprits allemands avant la naissance de l’Allemagne en tant qu’État et elle durait encore lorsque le pays s’effondra, quelques décennies plus tard. Mais – second paradoxe – deux des noms fondateurs de la discipline furent, l’un suisse (Jacob Burckhardt), l’autre néerlandais (Johan Huizinga).

Tandis qu’en France on se moquait de l’érudition à travers les personnages de Sariette et de Fulgence Tapir, l’Allemagne produisait des travaux difficilement surpassables. Aby Warburg, figure étonnante, vivant de ses rentes, constitua une admirable bibliothèque, véritable image de son propre esprit. L’exil anglais ou américain de nombreux Allemands chassés par le nazisme (certains, demeurés en leur pays, se réfugièrent, comme Ernst Robert Curtius, dans l’exil intérieur ; d’autres, comme Jauss, pactisèrent avec la barbarie) permit à leurs méthodes scientifiques de s’acclimater aux États-Unis, même si l’Europe conservait dans ce domaine une vitalité qu’elle avait perdue par ailleurs (comparée à la physique nucléaire, l’histoire culturelle n’exige que peu d’investissements matériels immédiats). Michel Foucault et Carlo Ginzburg illustrèrent cette discipline, dont on doit remarquer la porosité aux idéologies de l’époque dans laquelle elle se meut (le marxisme pour Bakhtine, le wokisme et la kermesse minoritaire à l’heure actuelle). On évoquera l’enquête (romancée par Ismail Kadaré dans le Dossier H) d’Albert Lord et Milman Parry dans les Balkans (p.143), sur les traces de l’épopée homérique. Parmi les dossiers traités, la question des refus culturels est au moins aussi importante que celle des transferts : l’islam rejeta l’imprimerie jusqu’au XIXe siècle et on ne peut que songer à ce que fut son expansion depuis. En tout cas, il n’a pas commis la même erreur avec le réseau Internet, où l’« islamosphère » est à la fois présente et active.

Un des problèmes que pose l’histoire culturelle est que son champ d’étude est parfois aussi difficile à définir que la culture elle-même. Qu’est-ce qui est culturel, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Comme l’a finement fait remarquer Jean-Baptiste Noé dans un article paru à peu près en même temps que ce livre, « il n’existe pas de ressources “naturelles”. Toutes les ressources sont “culturelles”, c’est-à-dire créées et inventées par l’homme. Le pétrole a toujours existé, mais il ne servait à rien tant que des ingénieurs et des industriels n’en firent pas quelque chose, capable ensuite de générer une nouvelle économie. Idem pour le gaz, l’uranium, le thorium ou le lithium. C’est l’homme, par son inventivité et sa capacité créatrice, qui transforme ces réalités géologiques en ressources. La graisse de baleine a longtemps été une ressource, tout comme la tourbe en Irlande, elles ne le sont plus aujourd’hui, ou si peu. L’âge de pierre ne s’est pas achevé par manque de pierres, mais parce que l’homme est passé à autre chose. La ressource mammouth a disparu, pas l’homme. Les silex existent toujours, mais ne servent plus à rien ».

De belles perspectives d’étude se profilent…

 

Gilles Banderier

 

Né en 1937, Peter Burke est professeur émérite d’histoire culturelle à l’université de Cambridge.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).