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Premiers écrits chrétiens en la Pléiade

Ecrit par Matthieu Gosztola 08.02.17 dans La Une Livres, La Pléiade Gallimard, Anthologie, Les Livres, Critiques

Premiers écrits chrétiens, octobre 2016

Edition: La Pléiade Gallimard

Premiers écrits chrétiens en la Pléiade

 

Les écrits présentés dans ce volume permettront au lecteur de « se forger une idée de ce que furent les premières générations chrétiennes ». Ils ont été composés entre les années 90 et les alentours de 200. « Cela commence avec des hommes qui ont connu les apôtres et qui, après la disparition de ces derniers (disons vers l’an 70), veillent à leur tour sur des communautés de croyants. Cela finit avec des hommes qui ont fréquenté des disciples directs des apôtres. Clément de Rome fut proche de Pierre. Irénée de Lyon se réclamait de Polycarpe de Smyrne, qui lui-même avait connu Jean ».

Voilà pour le temps. Que dire de l’espace ? « Le cliché du christianisme comme “religion de l’Occident” fait oublier qu’il s’agit, à l’origine, d’un mouvement implanté surtout dans le bassin oriental de la Méditerranée ». Le message chrétien se diffuse d’abord « sur la côte syro-palestinienne, en Anatolie et en Grèce ». Rome, « gagnée sans doute dès les années 40, fait figure de tête de pont ».

Ce message chrétien est un message nouveau, au travers duquel on peut, parcourant avidement le volume, découvrir le dessin d’une foi cohérente, les bigarrures, nombreuses, existeraient-elles (figurent en effet des différences géographiques – Antioche n’est pas Rome, Rome n’est pas l’Asie –, des divergences sur la définition du Christ, une indéniable variété quant aux usages liturgiques…). Message nouveau qui requiert, par certains aspects, une langue nouvelle.

Si, du point de vue grammatical, la langue des textes publiés dans ce volume est « globalement celle de leur temps » (et non pas une « langue distincte », propre aux chrétiens, « comme on voulait jadis le croire »), sont souvent étrangères à la culture antique et les idées et les images qui s’y trouvent, brillant comme des galets au fond de l’eau, et l’usage des mots y subit des « infléchissements considérables pour désigner des réalités nouvelles » : baptizein, « immerger », devient « baptiser » ; ekklèsia, « assemblée », devient « Église » ; episkopos, « surveillant », devient « évêque », etc. – sans compter quelques mots hébreux passant en grec (alleluiaamen…), puis d’innombrables mots grecs passant en latin, plus massivement encore que ce n’avait été le cas auparavant pour le vocabulaire spécialisé (techniques, sciences, linguistique, philosophie…).

Message nouveau, sans conteste, mais qui s’est coulé dans des formes anciennes, ne l’oublions pas. La question des genres littéraires a été posée de manière claire par Werner Jaeger, dans Early Christianity and Greek Paideia. La conclusion de cette étude est que « les chrétiens […] se [seraient] content[és] de reprendre les formes littéraires de leur univers culturel, celui de l’hellénisme ». Les écrits réunis dans le présent volume en offriront maints exemples : le dialogue philosophique, « illustré par Platon ou Cicéron et adopté par Justin ou Minucius Félix » ; la lettre philosophique, « elle aussi pratiquée dans la tradition platonicienne, et reprise chez Paul ou Clément de Rome » ; le traité philosophique, « repris par Justin et Athénagore » ; le discours judiciaire, « repris par Tertullien » ; l’éloquence épidictique (qui blâme ou fait l’éloge), « reprise par plusieurs apologistes » ; le discours protreptique (qui exhorte), « repris par Clément d’Alexandrie » ; l’homélie, « que l’on a pu rapprocher des “diatribes” cyniques… ». Avec plus ou moins de pertinence, les collections de paroles de Jésus ont été rapprochées des « recueils d’apophtegmes », les évangiles et les Actes des apôtres « des biographies de philosophes ou du genre de la “chrie”, qui mêle anecdotes et sentences ».

À cette vision très « hellénocentriste » du fait littéraire chrétien, Gilles Dorival, dans un chapitre d’introduction à une récente Histoire de la littérature grecque chrétienne, a non pas opposé mais « superposé une vision qui prend mieux en compte l’héritage judéo-hellénistique. Il constate, en effet, que les différents “genres” auxquels ont eu recours les auteurs chrétiens avaient des parallèles dans la littérature juive, principalement hellénophone, et que ceux de ces “genres” qui n’apparaissaient pas dans la littérature grecque profane étaient le plus souvent un héritage du judaïsme alexandrin ». Gilles Dorival prend comme exemples les actes de martyre, « dont le récit vétéro-testamentaire de l’exécution des sept frères Maccabées constitue un archétype » ; les apocalypses, qui « relèvent d’un “genre” créé de toutes pièces par le judaïsme » ; les homélies, « plus proches encore de la prédication synagogale que de la “diatribe” grecque » ; les apologies, « héritières des écrits de Philon d’Alexandrie et de Flavius Josèphe… ». Quant aux collections de testimonia (des recueils de citations bibliques autour de thèmes donnés), dont l’usage est bien avéré à partir du IIe siècle en milieu chrétien, « elles doivent plus aux collections juives antérieures – dont un spécimen a été retrouvé à Qoumrân – qu’aux florilèges de citations bien connus dans la tradition classique. […] ». Ainsi, si « les racines de l’Europe sont, comme on le dit, chrétiennes, les racines des chrétiens sont juives et gréco-romaines. L’Autre est dans le Même, dès le commencement ».

Quel est l’inaltérable battement de cœur du message chrétien ? Le Christ.

« Quelles que soient les dénominations qu’ils revendiquent à l’extérieur, les chrétiens sont toujours les membres d’une communauté. Il y avait déjà autour de Jésus les douze disciples qui partageaient avec lui sa vie itinérante, puis les femmes et les hommes qui maintenaient avec lui des relations à peu près régulières, enfin les foules qui venaient l’écouter selon le lieu et le moment. Il y a, plus tard, le petit cercle de celles et ceux qui affirment la résurrection de Jésus, puis la communauté élargie au jour de la Pentecôte, après la première prédication de Pierre […]. Croire en Jésus, c’est entrer dans une société à la fois locale et universelle, le mot grec ekklèsia désignant, dès les lettres de Paul, tantôt l’Église d’un lieu, tantôt l’Église en général. Ces deux sens se retrouvent dans les écrits de ce volume ». Mais la « reconnaissance de la pleine divinité du Christ ne s’est […] pas imposée d’elle-même. On trouve chez plusieurs auteurs une résurgence de la conception judéo-chrétienne d’un Christ “ange” de Dieu – un être céleste, certes, jouissant de l’éternité, mais non divin à proprement parler. Cette conception d’un Christ ange semble bel et bien se trouver dans Le Pasteur d’Hermas, même si le texte n’est pas très explicite à ce sujet ; on en relève aussi des traces chez Justin, où le titre d’“ange” figure au milieu d’autres titres christologiques. Elle rejoint d’une certaine façon la doctrine […] de l’ébionisme, selon laquelle le Christ est un être éternel, ni tout à fait homme, ni véritablement dieu, puisqu’il est créé en Adam et se manifeste successivement sur terre dans les personnes d’Adam, des patriarches, de Moïse puis du Christ, sa dernière épiphanie ». Sans atteindre la profondeur christologique des siècles suivants, dont l’aboutissement sera le concile de Chalcédoine, « la nature du Christ fit […] aussi l’objet, au IIe siècle, d’une réflexion approfondie. Ignace et Justin, sans user de cette formulation, professent ses deux natures, divine et humaine, tandis que Méliton déclare expressément qu’il y a deux ousiai, deux essences ou deux substances, dans le Christ. En effet, comme le souligne Irénée, si le Christ ne participe pas à l’humanité, ne souffre pas, ne meurt pas, ne ressuscite pas véritablement, les hommes ne peuvent pas participer à sa divinité, être sauvés, ressusciter et connaître l’immortalité. L’humanité du Christ est donc indispensable à notre salut. À l’opposé, si le Christ n’est pas Dieu, qu’a-t-il de plus que les autres prophètes que Dieu a envoyés avant lui ? Il n’a pas le pouvoir de nous faire bénéficier de la parenté avec Dieu qu’il ne posséderait pas lui-même. Seule la double nature du Christ est garante de notre salut ».

Au début des années 2000, le quatrième tome d’une monumentale Nouvelle histoire de la littérature latine* veille à insérer étroitement les auteurs chrétiens des IIe et IIIe siècles dans le mouvement culturel et littéraire de leur époque, sans les marginaliser. La publication de ce volume de la Pléiade en est la continuité logique. Le temps n’est ainsi plus, et il faut s’en réjouir, où les « premiers écrits chrétiens » n’intéressaient guère que les historiens, les théologiens et quelques croyants particulièrement curieux de l’Antiquité.

Grâce à la Pléiade, il nous est aujourd’hui possible de découvrir aisément non seulement les débuts d’une pensée patristique qui mérite sa place dans l’histoire générale des idées, mais également des textes fondateurs pourvus d’indéniables qualités littéraires. Et réceptacles d’une poésie singulière, sauvage, comme en témoignent les extraits suivants, où jouent ensemble la musique des images et celle des idées :

 

Hermas, « Le Pasteur » :

Seigneur, donne-moi des explications maintenant sur les pierres qui ont été enlevées de la plaine et qui ont été posées à la place des pierres enlevées de la tour, ainsi que sur les pierres rondes qui ont été posées dans l’édifice et celles qui maintenant encore sont rondes.

– Écoute encore cela, dit-il. Les pierres qui ont été enlevées de la plaine et qui ont été posées pour édifier la tour à la place de celles qu’on avait éliminées, ce sont les racines de cette montagne blanche.

 

Anonyme, « Le Bouc maudit » :

En quoi consistent ses préceptes ? Prêtez-y attention. « Prenez deux boucs beaux et semblables et offrez-les ; que le prêtre en prenne un en vue de l’holocauste pour les péchés ». Que feront-ils de l’autre ? « Celui-là, est-il dit, est maudit ». Prêtez attention à la manière dont Jésus est ici révélé en figure. « Crachez tous sur lui, transpercez-le, attachez autour de sa tête de la laine écarlate et qu’on le chasse ainsi au désert ». Une fois cela accompli, celui qui emmène le bouc le conduit au désert, enlève la laine et la pose sur un buisson appelé roncier dont nous avons l’habitude de manger les baies quand nous en trouvons dans la campagne. Il n’y a que les fruits de la ronce pour être si doux. Eh bien, qu’est-ce que cela signifie ? Prêtez-y attention. « L’un est pour l’autel des sacrifices, l’autre est maudit » et c’est celui qui est maudit qui est couronné. C’est qu’ils le verront ce jour-là portant sur sa chair le manteau écarlate et ils diront : « N’est-ce pas celui que nous avons autrefois crucifié, après l’avoir tourné en dérision, transpercé et couvert de crachats ? En vérité, c’est bien lui qui affirmait alors être le Fils de Dieu ». Comment se fait-il que [ce bouc maudit] ressemble à l’autre ? Si les boucs sont « semblables », « beaux » et de même taille, c’est pour que, le jour où ils le verront arriver, ils soient frappés par sa ressemblance [avec l’autre]. Voilà donc la figure de Jésus qui devait souffrir. Mais pourquoi pose-t-on la laine au milieu des épines ? C’est une figure de Jésus proposée à l’Église : quiconque veut enlever la laine écarlate doit souffrir beaucoup parce que les épines sont redoutables et que l’on ne peut s’en emparer qu’au prix de tribulations. « De même, est-il dit, ceux qui veulent me voir et atteindre mon royaume doivent subir tribulations et souffrances pour me saisir ».

 

Mais ne nous y trompons pas. Comme l’a écrit Bernard Pouderon, c’est « dans l’expression ardente de [la] foi », cette incandescence humaine intérieure, douce et violente dans sa douceur, « qu’il faut rechercher la beauté de ces textes, par-delà leur “valeur” littéraire. Elle justifie leur lecture au fil des siècles, depuis le Moyen Âge jusqu’au “renouveau patristique” de ces dernières décennies ».

 

Textes traduits du grec ancien, du latin, de l’arabe, de l’arménien, de l’hébreu, du slavon et du syriaque, édition publiée sous la direction de Bernard Pouderon, Jean-Marie Salamito et Vincent Zarini avec la collaboration de Gabriella Aragione, Guillaume Bady, Philippe Bobichon, Cécile Bost, Florence Bouet, Marie-Odile Boulnois, Catherine Broc-Schmezer, Marie-Ange Calvet Sebasti, Matthieu Cassin, François Cassingena-Trévedy, Frédéric Chapot, Rose Varteni Chetanian, Laeticia Ciccolini, Hélène Grellier Deneux, Steve Johnston, Marlène Kanaan, Sébastien Morlet, Thierry Murcia, Pierre Pascal, Marie-Joseph Pierre, Jean Reynard et Joëlle Soler, Index de Jérémy Delmulle

 

Matthieu Gosztola

 

Nouvelle histoire de la littérature latine, Reinhart Herzog et Peter Lebrecht Schmidt éd., t. IV : L’Âge de transition. De la littérature romaine à la littérature chrétienne, de 117 à 284 apr. J.-C., Klaus Sallmann éd., version française sous la direction de François Heim, Turnhout, Brepols, 2000.

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

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Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com