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Pour une juste cause, Vassili Grossman (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 06.12.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Russie, Le Livre de Poche

Pour une juste cause, trad. russe Luba Jurgenson, 1050 pages, 12,30 €

Ecrivain(s): Vassili Grossman Edition: Le Livre de Poche

Pour une juste cause, Vassili Grossman (par Léon-Marc Levy)

 

Avant l’immense Vie et Destin, Vassili Grossman a consacré un roman de plus de mille pages à la bataille de Stalingrad. C’est une épopée qui alterne les faits historiques de cet épisode crucial de la Seconde Guerre Mondiale et les destins individuels de personnages jetés dans cette tourmente inouïe, sûrement la plus ahurissante de l’histoire des guerres menées par les hommes.

Un roman de guerre ? Assurément, mais la puissance narrative et les modes d’énonciation de Grossman décalent le genre. Sur les trois premiers quarts du livre, le champ de bataille, la ligne de front, sont constamment évoqués par les personnages mais jamais directement présents. Pas de combats, de sang, de morts, de souffrances physiques et/ou morales en direct. Toute la violence du front, qui avance vers Stalingrad, est médiatisée par la narration romanesque. Les personnages, militaires gradés, familles, fonctionnaires soviétiques, sont à l’arrière. Ils sont obsédés par la guerre, ils parlent de la guerre, mais on ne les voit pas faire la guerre. Vassili Grossman a choisi de nous raconter comment la guerre se pose sur les vies, les consciences, les peurs, les amours, les engagements. Et c’est passionnant, scandé par en fond d’écran par la mitraille, l’avancée des Nazis, mais aussi par les convictions et les idéaux bolcheviks.

Scandé aussi par la mobilisation et le départ des hommes, les déchirements que cela provoque dans les familles, les plus pauvres en particulier chez qui le besoin de travail des hommes est essentiel à la survie.

« Vavilov aida Vania à grimper sur une chaise trop haute et sentit, à travers sa paume rêche, calleuse, la chaleur de ce petit corps d’enfant si cher, tandis que les yeux gais, clairs de Vania lui offrirent un regard confiant et pur, et la voix du minuscule bonhomme qui n’avait jamais prononcé un seul mot grossier, ni fumé une seule cigarette, ni bu une goutte de vin lui demanda :

– Papa, c’est vrai que tu pars à la guerre demain ?

Vavilov sourit, et ses yeux devinrent humides ».

Grossman nous offre un hymne à Stalingrad et à la Volga, encore intactes des méfaits et meurtrissures de la guerre. Les gens s’y promènent encore, mais le souffle terrible du front est dans toutes les têtes, assombrit les conversations, casse les élans de la vie, de l’amour, du rêve.

« D’abord ils marchèrent en silence. Le charme d’une soirée d’été planait sur Stalingrad. La ville sentait la Volga, invisible dans le crépuscule lunaire ; chaque rue, chaque ruelle, tout vivait, tout respirait au rythme de sa vie, de sa respiration. L’orientation des rues, les montées et les descentes de la ville, tout obéissait à la Volga, à ses courbes, aux escarpements de ses rives ».

On rit encore à Stalingrad, on s’aime, on se dispute, on travaille dur. Vassili Grossman s’inscrit dans la longue et belle lignée des grands écrivains russes, en explorant l’âme de ses personnages. Amour, tendresse familiale, sens du devoir, courage au travail et devant l’adversité. Mais aussi orgueil, égocentrisme, mépris. Pour une juste cause évoque forcément Tolstoï et Guerre et Paix. Mais aussi – par l’acharnement à décrypter la psychologie des personnages – on pense dans certaines pages à Gogol.

Et alors survient la déflagration, la bataille-mère de toutes les batailles, celle qui s’écrit en lettres majuscules, STALINGRAD. Les troupes nazies déferlent sur la ville, par le ciel, par la terre. Une masse inouïe de feu, de fer, s’abat sur la cité sidérée, au-delà des pires craintes des habitants. Cette bataille qui ne va pas concerner que les Soviétiques, mais la planète entière, scellant le sort de milliards d’humains. Stalingrad réduite en poussière, massacrée, visible du plus haut du ciel par ses colonnes de fumée et de poussière.

Vassili Grossman nous raconte une épopée contemporaine, celle du peuple de Stalingrad, martyrisé mais résistant. L’alternance du récit entre fleuve de l’histoire et myriades d’histoires individuelles, rend l’épopée humaine, profondément. Ce livre est un chant à la gloire des gens de l’Union Soviétique, sans jargon, sans slogans. A la gloire du peuple, des soldats, des ouvriers, des femmes complètement engagées dans l’effort de guerre, pas à celle de ses dirigeants (la suite, Vie et Destin, le démontrera clairement).

Sans une trace de pathos, Vassili Grossman élève le monument aux morts et aux vivants de Stalingrad.

 

Léon-Marc Levy

 

VL4

 

NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

Notre cotation :

VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

VL5 : très haute VL

VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)


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A propos de l'écrivain

Vassili Grossman

 

Vassili Semionovitch Grossman est un écrivain soviétique né le 29 novembre 1905 (12 décembre 1905 dans le calendrier grégorien) à Berditchev (actuelle Ukraine) et mort le 14 septembre 1964 à Moscou.

 

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /