Identification

Pour Emma (troisième partie) Contre Homais, l’anti-Emma - Madame Bovary, Gustave Flaubert (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal le 21.09.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Madame Bovary, Gustave Flaubert, Folio Gallimard, 2001, édition de Thierry Larget, 528 pages, 4,10 €

Pour Emma (troisième partie) Contre Homais, l’anti-Emma - Madame Bovary, Gustave Flaubert (par Didier Smal)

 

Cette chronique en trois parties est née d’un désir : celui de parler de Madame Bovary non comme d’une œuvre classique, universelle ou universitaire, mais d’évoquer ce que fait ressentir ce roman dans les tripes, par le texte seul, sans glose, surtout si l’on est soi-même Emma, peu importe qu’on soit femme ou homme, surtout si l’on déraisonne en amour, quitte à désespérer parfois de partager cette vibration existentielle qui semble, à qui ne la proclame qu’en discours sans la ressentir de façon absolue, juste le fruit d’un imaginaire littéraire. De cette façon, facile, moderne, de considérer la vibration amoureuse, il ressort aisément qu’elle n’est constituée que de mots, et donc illusoire. Qu’il soit permis de désirer vivre selon cette belle illusion, que les mots tentent de définir depuis des siècles. De toute façon, cette illusion, pour autant que c’en soit une, vaut mieux pour guider une existence que d’autres – celles dont se bercent tous les Homais du monde en particulier.

Expliquons d’emblée le rapport entre Emma et Homais. Non, Homais ne fait pas partie de ceux qui tireront parti du désir existentiel et amoureux exalté d’Emma ; de manière générale, sauf à considérer son imbécillité exaspérante, il ne fait aucun tort à Emma. Par contre, Homais est l’anti-Emma, son exact pendant romanesque, le revers de sa médaille, l’ombre de sa lumière, celui qui n’est que creux discours alors qu’Emma est un désir indicible, inexprimable avec exactitude, et qu’ont rencontré certains mots lus ou entendus. L’un se satisfait des mots dont il se gargarise sans se soucier de leur rapport au réel, quitte à manipuler ce réel, l’autre souffre de ne rencontrer « dans la vie » les mots « qui lui avaient paru si beaux dans les livres ». L’un vivra, l’autre mourra. Et il se pourrait que le sujet véritable de Madame Bovary soit cette guerre que les jolis discours sans rapport au réel livrent au désir véritable pour lequel n’existent aucuns mots, et la victoire affligeante, désespérante, des premiers sur le second.

 

Mais revenons à Homais, et à lui seul – l’un des personnages les plus méprisables de la littérature. À nouveau, intéressons-nous au texte, et à lui seul, à ce qu’écrit Flaubert, montrant sans commenter, laissant parler un personnage afin que le lecteur entende qui il est – car Flaubert feint d’être absent de Madame Bovary, selon sa volonté, ayant ce respect élémentaire pour le lecteur, respect quelque peu égaré de nos jours : faire confiance à son intelligence. Et pour Homais, tout est dit dès la première rencontre avec ce personnage, au premier chapitre de la seconde partie du roman, celui dédié à la description d’Yonville-l’Abbaye et à l’attente de l’arrivée du nouveau médecin à l’auberge du Lion d’Or. La description de ce village se conclut quasi, après un long travelling (Flaubert eût fait un fameux cinéaste !), sur celle de la pharmacie :

 

« Mais ce qui attire le plus les yeux, c’est, en face de l’auberge du Lion d’or, la pharmacie de M. Homais ! Le soir, principalement, quand son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartés de couleur ; alors, à travers elles, comme dans des feux du Bengale, s’entrevoit l’ombre du pharmacien, accoudé sur son pupitre. Sa maison, du haut en bas, est placardée d’inscriptions écrites en anglaise, en ronde, en moulée : “Eaux de Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs, médecine Raspail, racahout des Arabes, pastilles Darcet, pâte Regnault, bandages ; bains, chocolats de santé, etc.” Et l’enseigne, qui tient toute la largeur de la boutique, porte en lettres d’or : Homais, pharmacien. Puis, au fond de la boutique, derrière les grandes balances scellées sur le comptoir, le mot laboratoire se déroule au-dessus d’une porte vitrée qui, à moitié de sa hauteur, répète encore une fois Homais, en lettres d’or, sur un fond noir ».

 

Homais est le champion de la mise en scène de lui-même : dans la nuit noire de ce début des années 1840, des « bocaux rouges et verts […] embellissent sa devanture », que tous les regards soient attirés par « leurs deux clartés de couleur ». Le verbe « embellir » signale la volonté d’empêcher les yeux de se détourner, signale un Homais qui désire être vu, posant au pharmacien, « accoudé sur son pupitre ». La « maison » quant à elle est surchargée « d’inscriptions », comme pour sursignifier son rôle dans une province française où l’on se soigne bien plus alors par les plantes que par des médicaments. La façade est traversée par l’enseigne, qui démontre à quel point Homais vit dans un monde homaiso-centré : toute enseigne de pharmacie proclame, dans cet ordre, « Pharmacie Untel » ; ici, c’est « Homais, pharmacien », et pour qui n’aurait pas bien compris, le nom est répété « en lettres d’or » sur une « porte vitrée » au-dessus de laquelle « le mot laboratoire se déroule » – un mot pompeux, éloigné de la réalité de la fonction de celui que Flaubert et les autres personnages qualifient le plus souvent d’apothicaire. Homais, par la seule mise en scène, lumières, posture et décor, veut en faire accroire à tout le monde, lui en premier, veut que les apparences laissent à penser l’existence – la sienne, prépondérante, omniprésente.

 

Dans ce même chapitre, Homais apparaît, attendant le nouveau médecin devant la cheminée de l’auberge du Lion d’or : c’est un « homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marqué de petite vérole et coiffé d’un bonnet de velours à gland d’or », dont la « figure n’exprimait rien que la satisfaction de soi-même ». Homais, et fier de l’être, en somme. Mais d’emblée, Flaubert le montre lâche, enclin à critiquer mais de loin : c’est la petite pique à l’attention de Binet dès que celui-ci a fermé la porte de la petite salle où il va manger et que Homais « fut seul avec l’hôtesse » ; c’est surtout, après la visite-éclair du curé et son refus d’un verre, Homais trouvant « fort inconvenante sa conduite » quand il « n’entendit plus sur la place le bruit [des] souliers [du curé] » (je souligne). Critiquer, juger, certes, mais uniquement dans le dos des gens, protégé par leur absence, leur incapacité à répondre.

 

Et lui, qui est-il ? Quelqu’un qui ne peut s’empêcher de se mettre sur un pied d’égalité avec des êtres qui lui sont supérieurs. Après le départ de Binet, il met en regard la distance affichée par ce dernier avec celle d’autres : « Ah ! qu’un négociant qui a des relations considérables, qu’un jurisconsulte, un médecin, un pharmacien soient tellement absorbés qu’ils en deviennent fantasques et bourrus même, je le comprends ; on en cite des traits dans les histoires ! Mais, au moins, c’est qu’ils pensent à quelque chose. Moi, par exemple, combien de fois m’est-il arrivé de chercher ma plume sur mon bureau pour écrire une étiquette, et de trouver, en définitive, que je l’avais placée à mon oreille ! ». Subtil glissement de fonctions intellectuellement exigeantes à la sienne, puis exemple le concernant d’une insignifiance totale en toute objectivité mais primordiale selon lui. Mais c’est après le départ du curé, lorsqu’il l’a critiqué à l’aide des clichés anticléricaux les plus éculés et que l’aubergiste l’accuse de n’avoir « pas de religion », qu’il se déchaîne : « Mon Dieu, à moi, c’est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de Béranger ! Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89 ! ». Homais décrète qu’il est l’égal, ni plus ni moins, de Socrate, Franklin, Voltaire, Béranger et Rousseau. Puis il procède à commentaire littéral du texte biblique, d’une insondable bêtise, qui lui sert à démontrer, « en passant, que les prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils s’efforcent d’engloutir avec eux les populations ». Il est aisé de déduire de ce jugement hâtif que lui, Homais, est à l’opposé de cette « ignorance turpide ».

 

Ces traits de caractère, cette façon de discourir et de considérer le monde au travers de sa lorgnette, de proclamer la grandeur tout en étant d’une petitesse morale et d’une lâcheté incontestables, tout cela constitue Homais. Un être veule mais aux grands discours, un être qui pallie par les mots son absence de vérité, toute sa bassesse – en ce sens, Léon Dupuis et Rodolphe Boulanger lui sont semblables, eux qui servent à Emma des discours enrobant leur désir de la « posséder ». Quelques exemples homaisiens ? Homais fait preuve envers Charles d’une « cordialité obséquieuse » parce qu’il a déjà eu affaire à la justice pour des « consultations anodines dans son arrière-boutique », mais d’un autre côté, il « avait en prédilection tous [les prénoms] qui rappelaient un grand homme, un fait illustre ou une conception généreuse, et c’est dans ce système-là qu’il avait baptisé ses quatre enfants ». Lors des comices, il justifie à Mme Lefrançois sa présence dans la « commission consultative » par le fait qu’il est « pharmacien, c’est-à-dire chimiste » (première nouvelle…), et que l’agriculture est tout entière affaire de chimie (ben tiens donc…) et que pour « être agronome », l’essentiel est de « se tenir au courant de la science par les brochures et papiers publics, être toujours en haleine, afin d’indiquer les améliorations » (qui l’eût cru ?…), et d’ailleurs, lui, il a écrit un « mémoire de plus de soixante et douze pages, intitulé : Du cidre, de sa fabrication et de ses effets ; suivi de quelques réflexions nouvelles à ce sujet » (en Normandie, quelle nouveauté !…). Les mêmes comices se concluent sur un feu d’artifice qui est un fiasco total, mais selon Homais, dans un article rédigé pour Le Fanal de Rouen, « un moment notre petite localité a pu se croire transportée au milieu d’un rêve des Mille et une nuits ». Le reste de l’article est un pur recueil de clichés, avec la petite atteinte anticléricale de circonstance – car Homais est l’exemple parfait du journaliste qui a du courage uniquement sur le papier. Vulgairement parlant, c’est une grande gueule qui n’a rien dans le pantalon.

 

Le paroxysme de l’imbécillité homaisienne est atteint lors de l’opération du pied-bot d’Hippolyte, à laquelle ce pharmacien de pacotille incite Charles afin de satisfaire sa gloriole : « Il avait lu dernièrement l’éloge d’une nouvelle méthode pour la cure des pieds-bots ; et comme il était partisan du progrès, il conçut cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opérations de stréphopodie ». Yonville, le centre du monde puisque Homais y réside, se doit d’être à la pointe de la science. Homais est « guidé par l’amour du progrès et la haine des prêtres » : il est représentatif de la modernité dans ce qu’elle a de plus effroyable, sa néophilie, l’idée que si c’est nouveau, si c’est différent d’avant, ça ne peut être que meilleur – dans tous les domaines et peu importent les conséquences. Homais, aujourd’hui, serait entre autres partisan du pédagogisme ambiant et du développement libéré de l’intelligence artificielle. C’est une forme de religion, le « Progrès », et Homais lui voue un culte, tout comme Lieuvain durant le discours des comices – et comme toute nouvelle religion, elle se doit d’évincer celle en place. Homais, l’homme matérialiste sans spiritualité. L’homme moderne. Et donc celui qui au nom du sacro-saint progrès refuse d’envisager le risque, ici pour Hippolyte, et surtout se défausse de toute responsabilité. D’une part, il omet (c’est le cas de le dire) de se mentionner dans l’article rédigé pour Le Fanal de Rouen vantant « une expérience chirurgicale qui est en même temps un acte de haute philanthropie » – il attend son résultat positif pour tirer la couverture à lui, peut-on, le connaissant, supposer ; d’autre part, lorsque intervient Canivet, la jambe d’Hippolyte étant gangrenée, et que Homais est pris à partie par le médecin de Neufchâtel, qui l’enguirlande vertement (« on veut faire le malin, et l’on vous fourre des remèdes sans s’inquiéter des conséquences »), Homais se tait : il « souffrait en écoutant ce discours, et il dissimulait son malaise sous un sourire de courtisan, ayant besoin de ménager M. Canivet, dont les ordonnances quelquefois arrivaient jusqu’à Yonville ; aussi ne prit-il pas la défense de Bovary, ne fit-il même aucune observation, et, abandonnant ses principes, il sacrifia sa dignité aux intérêts plus sérieux de son négoce ». Des discours pris aux grands hommes, mais une mentalité de petit commerçant, de « courtisan » – le contraire d’Emma, pour qui lit Madame Bovary sans les préjugés misogynes qui précèdent ce roman.

 

On pourrait encore décrire son attitude lors du suicide d’Emma (le fabuleux « saccharum » servi à Canivet), entre orgueil imbécile (« Homais s’épanouissait dans son orgueil d’amphitryon, et l’affligeante idée de Bovary contribuait vaguement à son plaisir, par un retour égoïste qu’il faisait sur lui-même. Puis la présence du Docteur le transportait. Il étalait son érudition, il citait pêle-mêle les cantharides, l’upas, le mancenillier, la vipère »), crainte à l’idée que soit découverte la provenance de « cet acide arsénieux », et dispute pseudo-philosophique durant la veillée funèbre. Surtout, « on ne voyait que lui sur la place depuis deux jours » : se montrer, se faire voir, donner l’impression d’être, lui qui aurait volontiers « emmené avec lui ses deux fils, afin de les accoutumer aux fortes circonstances », c’est-à-dire l’agonie d’Emma, mais frémit durant la toilette funèbre, lorsque « un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche ».

 

Cette rage de vouloir paraître, de satisfaire son ego sous des dehors philanthropiques, le conduit à faire en sorte que l’aveugle qu’il a vainement tenté de guérir, et qui se moque de lui, soit « condamné à une réclusion perpétuelle dans un hospice », ceci par ce qu’on appellerait aujourd’hui une campagne de presse rondement menée. Le « journalisme » est son arme, le petit pouvoir qu’il détient, qui lui permet d’exprimer toute sa hargne, toute sa frustration à vouloir dominer le monde ; à nouveau, Homais est d’une répugnante modernité, et nul doute qu’il s’en donnerait à cœur joie aujourd’hui sur les réseaux sociaux, protégé qu’il serait par l’écran de son ordinateur. Cela ne l’empêche en rien, au contraire, de rester à l’affût de la moindre nouveauté, toujours thuriféraire de la religion du « Progrès » : « Il n’abandonnait point la pharmacie ; au contraire ! il se tenait au courant des découvertes. Il suivait le grand mouvement des chocolats. C’est le premier qui ait fait venir dans la Seine-Inférieure du cho-ca et de la revalentia. Il s’éprit d’enthousiasme pour les chaînes hydro-électriques Pulvermacher ; il en portait une lui-même ; et, le soir, quand il retirait son gilet de flanelle, Mme Homais restait tout éblouie devant la spirale d’or sous laquelle il disparaissait, et sentait redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garrotté qu’un Scythe et splendide comme un mage ».

 

Et le roman de se conclure sur la mort de Charles, anéanti « sous les vagues effluves amoureuses qui gonflaient son cœur chagrin », et surtout sur l’ultime victoire de Homais : « Il vient de recevoir la croix d’honneur ». C’est la victoire de la fatuité et de l’arrogance sur le sentiment amoureux, c’est la victoire du moderne sur l’éternel. C’est la victoire de Homais sur Emma, de l’imbécile sur l’amoureuse – et pourtant l’on ne parle que d’elle depuis 1857, emmalade de la littérature, écrivait-on dans la première partie de cette chronique. En effet, depuis un siècle et demi, la notion de « bovarysme », maladie, pathologie dont est atteint qui entend résonner dans des œuvres d’art ce que lui chante son cœur, est mise en exergue, et l’on s’en gausse, Emma devenant objet d’analyse psychanalytique, Freud à la rescousse. Depuis un siècle et demi, la part sensible de l’Homme est donc décriée grâce à un roman qui supposément en montre le danger, et l’on feint de ne pas remarquer que la vraie pathologie montrée par Flaubert, c’est l’homaisisme, l’hyper-rationalisme discourant, sans âme, sans cœur – que du cerveau, et en plus d’une sidérante bêtise associée à une vanité risible et une absence totale de moralité (Emma est bien plus morale dans le fiacre à Rouen que Homais dans L’Hirondelle rédigeant mentalement ses libelles contre l’aveugle), au service de ses seules satisfactions personnelles – et répétons que Léon Dupuis et Rodolphe Boulanger sont les équivalents « amoureux » de Homais. Un monde où le supposé « bovarysme » l’aurait emporté sur l’homaisisme, le contraire de celui dans lequel nous vivotons, serait d’une grande beauté. Il serait tourmenté parfois, sujet à des désirs absolus souvent, submergé par le désir d’aimer toujours – au moins serait-il vivant.

 

Didier Smal

 

Lire les 3 parties


  • Vu: 1316

A propos du rédacteur

Didier Smal

Lire tous les articles de Didier Smal

 

Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.