Polichinelle dans un tiroir, Anne-Marie Mitchell (par Michel Host)
Polichinelle dans un tiroir, Anne-Marie Mitchell, Karbel éditions, décembre 2019, 215 pages, 16 €
« On n’écrit rien qui vaille, tant qu’on n’a pas vidé son sac, quoi qu’il en coûte »,
José Cabanis
« Il n’y a plus maintenant pour le plus grand nombre des lecteurs ni bons ni mauvais livres, il n’y a plus que des noms célèbres »,
Planche
« – Pourquoi êtes-vous pessimiste ? – parce que j’ai vécu. – Pourquoi ne vous suicidez-vous pas ? – parce que je mourrai ! »,
Paul-Napoléon Roinard (1856-1930)
Le tiroir aux secrets
Pour toi, lecteur de Mme Angot, ça commence mal. Sous l’égide de Paul-Napoléon Roinard… – Qui est-ce, celui-là ? – Consulte, si tu veux, les dictionnaires, Wikipédia et Paul Léautaud. Puis va te promener à Courbevoie. Déjà à bout de souffle ? Alors, va donc angotiser avec la dame en question, sachant que tu es « en danger de te reconnaître ». Pour notre « tiroir », lis quand même le « Warning » initial, histoire de ne rien regretter.
Pourtant tout est simple, quoique compliqué, disons-le. Tu es chez le romancier et chroniqueur littéraire André Sorèze. Il vit dans un village perdu, au pied d’une colline qu’une vieille femme escalade chaque matin. Mais ce jour, à l’aube, elle « est venue mourir dans [s]on jardin, sous les branches fleuries du magnolia ». Qui ne trouverait l’événement hors du commun et n’appellerait pas aussitôt la gendarmerie ? André Sorèze s’en garde bien. C’est un homme pas comme les autres, il emporte la défunte dans sa maison, l’installe sur le canapé où elle se dé-com-po-se-ra, « en chapitres », « les lèvres figées dans un sourire de porcelaine et les yeux fixés sur l’au-delà du plafond ». Le chat Woody, s’étant pris d’affection pour la malheureuse, lui tient compagnie et souvent s’endort contre elle…
Voilà. Simple et compliqué, comme je te disais. Il y aura une enquête à mener. On suppose qu’Anne-Marie Mitchell voudra bien s’en charger. Elle doit errer, voleter dans les environs… Qui sait ? En attendant, on apprendra l’alliance de la mort avec la lettre « c » : de calancher à clamser, de Camarde à crémation, de chaise électrique à condoléances… On sait depuis l’antiquité que c’est au pied des tombes et des cénotaphes, les jours de mise en terre, que le fou rire peut nous empoigner. Dieu seul sait pourquoi. La fatalité prend des visages multiples. Saura-t-on qui est la défunte ? Pour l’instant (un très long instant) elle s’appellera Lizzie.
Le roman creuse son lit, suit son cours. Comme si de rien n’était. André Sorèze mène ses travaux au jour le jour. Il erre dans le musée statuaire de ses grands et moins grands confrères : le grand Octave Mirbeau, son Journal d’une femme de chambre, ses moutons qui votent pour le boucher qui les égorgera… L’immense Boileau, grand ringard dont il convient de sourire. Notre progressisme voit-il juste ? Les angoteries dont se nourrit le public de ce temps ne viennent-elles pas de ce qu’il ignore son conseil : « Ajoutez quelquefois, et souvent effacez ». Sorèze va, « divague »… Bref, il écrit : de Chateaubriand, de ses grives des matins dans les ciels de Combourg, de son indulgence pour le barbarisme (il ne défigure pas obligatoirement la langue), de son aversion pour le solécisme (il la détruit). Les sujets sont infinis qui se présentent au fil non de sa plume, mais à la pointe de son Uni-Ball Eye Fine UB-157 : bêtes et animaux qui lui permettent de mettre en pièces les œuvre de Maeterlinck (qui aima les insectes plus que sa chatte), Descartes, Malebranche… Des monstres ceux-là ! Puis quelques vrais « modernes » (à mon sens) tels Onfray, Finkielkraut, et jusqu’à Flaubert…
– Sorèze, « tu disjonctes ».
À propos de Flaubert, je me suis demandé si tu ne tentais pas ce saut dans l’inconnu dont il parla à sa maîtresse Louise Colet :
« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. […] C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets… ».
« Livre sur rien » ? L’Art, sa mise en chantier et en œuvre, est-ce que cela n’est « rien » ? Livre sur « tout » alors ? Serait-ce une équivalence soutenable ? Certainement non ! Un immense bavardage plutôt que la bibliothèque de Jorge Luis Borges ! Le problème est inextricable. Et même inconcevable. N’y pensons plus. André Sorèze poursuit son chemin.
Question qui peut frapper de plein fouet et jeter le carrosse littéraire au fossé : la somme de tous les rouleaux et livres du monde ne serait-elle pas qu’un immense bavardage ? Attendons que le soleil, en s’éteignant, nous livre à la dernière glaciation pour répondre… Patience. Plus que quatre millions d’années…
Les bêtes, donc ! C’est le terme qu’emploie Colette. L’affection sans mesure portée vers l’affection jamais marchandée. En apparaissent de nouvelles. L’araignée Yuliana. Difficile de la caresser pourtant. Tant pis. Woody s’endort contre le flanc de Lizzie. Le romancier veille à ne pas perdre sa « ligne mélodique ». Le fil, donc. En saine logique nous apprendrons tout des phases de la décomposition des cadavres, tant sous la pierre tombale que jetés au cœur des forêts profondes (Barbusse, dans Le Feu, avait commencé notre initiation au métier de cadavre). L’enquête est donc bien en cours. C’est le fond de la ligne mélodique et la basse continue du roman ou de la symphonie… enfin, de l’enquête. Un musicien m’expliquera si ce que j’écris là est consistant ou stupide. Nous saurons tout de la dame venue mourir sous les branches du magnolia. C’est essentiel quand on écrit un polar ! En tout cas, pas besoin de gendarmes, d’inspecteur… Il suffit d’écrire et les mystères se dévoilent. C’est l’avantage du romancier sur le policier.
Le presque rien de la matière du monde défile et s’accumule. C’est là qu’il faut mener les recherches. De temps en temps Anne-Marie Mitchell, romancière elle aussi, jette son grain de sel dans cette étrange cuisine. Elle apporte un point de vue, une précision… On la reconnaît car pour ses brèves interventions elle a choisi la police d’écriture Lucida Handwriting. Rien de tel que d’écrire « à la main », ou de faire semblant, ce récit c’est de la broderie, parfois du patchwork in progress.
Sorèze, lui, communique par messages électroniques avec une certaine al.casals@grenat.id, « La Panthère Flamboyante », « héliophiles et chocophage » – trouvailles verbales réjouissantes à foison ! – amie et conseillère littéraire qui s’informe de l’avancée du Polichinelle qu’on s’impatiente de ne pas voir sortir de son tiroir. Fécondation (les érections du romancier, quoique frôlant le priapisme, sont-elles productives ?), gestation, accouchement. Le processus est immuable pour arriver à son terme. Sorèze donne à sa confidente la mission d’arroser le magnolia bonsaï de son appartement parisien. Comme la future mère porte l’enfant dans son sein, l’écrivain porte son « récit » où il veut.
« … elle ne s’appellerait pas Mitchell, des fois ? » – Comment savoir ? Mais quoi, on nous met la puce à l’oreille.
L’enquête se poursuit. Un beau portrait de la défunte souligne des hypothèses sur son identité. Hors de la maison, la planète enfile ses perles d’incendies, de meurtres, zoocides, féminicides, homicides… Ses beautés, pour tout dire : ce qu’on appelait « les actualiés » il y a quelques années. Sacré cinéma. Le romancier trace ses pistes. Certaines se devinent. « Si tout est trop clair, cela ne rime pas à grand-chose ».
Lizzie : assassinée ?
Évolution du cadavre inhumé ? De celui laissé à l’air libre ? (avec référence médico-légale autorisée).
Les interventions d’Anne-Marie éclairent à chaque fois un peu plus la scène, ses coins d’ombre… Comment y mieux voir (non, pas seulement voir, mais comprendre !) la structure du livre ? Il y a peu, les cuistres la nommaient : le dispositf.
Sorèze aime la peinture, y trouve son sol ferme, le lieu de sa naissance. Pages brillantes. Pages nécessaires : Caillebotte, Signac, ont mis des chiens et des chats dans leurs tableaux… Liaisons premières, évidences des mondes confrontés. L’art du peintre est une marche au-dessous de ces inventions d’imaginaires éclatantes. Images, oui, parfois, vous montrez la voie alors que d’ordinaire vous empêchez de voir. Le concassage de l’époque (XXe-XXIe siècles) avance, c’est une coulée de lave. Le rien des siècles ? Il y faut de la mémoire et Anne-Marie Mitchell n’en manque pas.
Sorèze serait-il une femme, par hasard ? Si oui, qui ? Il n’y a qu’une femme, n’est-ce pas, pour mettre tous les livres de Maurice Maeterlinck dans des sacs-poubelles ! Tu sais presque tout, lecteur.
Le roman va son train désormais. Les communications électroniques du romancier avec La Panthère Flamboyante deviennent très rapprochées. Ce sont des amis de longtemps. Le romancier, voyant le mot FIN se profiler, va aux ultimes confidences : « Amènerai Popol chez les Dames quand me serai libéré pour bonne conduite littéraire… ». La Panthère entretient de divertissantes (et parfois désopilantes) conversations avec son directeur littéraire, Maxime Lagasse. Ça y est. Les liens se tissent visiblement sur les pages du livre. Le lecteur attentif devine maintenant qui est qui. Son rôle, son personnage, sa fonction dans le dispositf romanesque. L’enquête va aboutir. Lagasse interroge : « Avez-vous construit une intrigue… ». Une intrigue ? Ça n’intéresse pas trop notre auteur. On peut penser que « l’intrigue », c’est le Temps qui va, l’époque, les époques… Lagasse insiste : « Le lecteur exige de comprendre ce qu’on lui dit. Offrez-lui ce qu’il attend, et il vous suivra ».
C’est bien à cela que sert un directeur littéraire. À poser les bonnes questions tout en ne les posant pas. Faut-il donner au lecteur le foin qui ne lui chamboulera pas l’estomac ni la cervelle ? Faut-il secouer ses habitudes paresseuses ? Witold Gombrowicz avait une réponse radicale : « On n’écrit pas pour le lecteur, mais contre lui ». Voilà une vérité qu’Anne-Marie Mitchell, dans sa compagnie d’écrivains, aura faite sienne durant plus des trois quarts de son livre. Mais elle est compatissante. C’est sa seule faiblesse. Elle consent à déniaiser le lecteur distrait ou ami de la distraction, l’inattentif qui redoute d’avoir à se fixer sur les mots, les phrases, à tenter de les percer à jour. À ce pilier de McDo – Là, c’est bon, et on sait ce qu’on va manger ! – elle offre deux ou trois clés en fin d’ouvrage, qu’il puisse éclairer sa lecture, entrer dans la gastronomie, c’est-à-dire la littérature. Un grand chef l’affirmait récemment, « La cuisine c’est se nourrir sainement et agréablement… La gastronomie, c’est rechercher un plaisir ou des plaisirs particuliers, rares parfois… ». Nous sommes ici dans la gastronomie littéraire, soit dans la littérature même. Nous en voudra-t-on pour ce gros mot ?
Au fait, vous a-t-on dit que « la vieille est le fruit de mon imagination et [que] vous êtes dans un roman » ?
Que « la vieille appartient à une existence et [que] je suis l’unique détenteur de ses clés » ?
Que « Lizzie n’est là que pour m’aider à écrire. Pardi, qu’elle est ma mère ! J’ai fait le test ADN » !
Michel Host
Anne-Marie Mitchell est d’origine corse et toscane. Elle vit à Marseille et possède la double nationalité franco-britannique. Chroniqueuse littéraire et romancière, elle défend ardemment la cause animale (dans L’humain me fatigue, notamment, préfacé par Gilles Lapouge, éd. Transbordeurs, 2007 ; et Les chats de la rue Saint-Séverin, éd. Lucien Souny, 2019, Poche (recension de M. Host, dans La Cause Littéraire). Elle a publié 13 livres à ce jour, dont les plus récents, aux éditions Autres Temps, Les autoroutes du massacre (roman, 1998), Opération sang contaminé (roman, 1999). Aux éditions Le Temps parallèle, Guillevic (essai, 1989), Ismaïl Kadaré (essai, 1990).
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