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Poèmes des jours terribles et des jours suivants, Eliaz Cohen (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel 30.11.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Israël, Poésie

Poèmes des jours terribles et des jours suivants, Éditions du Levant, 4è trimestre 2018, trad. hébreu Michel Eckhard Elial, Peintures à l’huile Denis Zimmerman, 62 pages

Ecrivain(s): Eliaz Cohen

Poèmes des jours terribles et des jours suivants, Eliaz Cohen (par Marc Wetzel)

 

A la poésie, rien d’impossible, puisqu’aux problèmes insolubles, les poètes offrent des réponses insaisissables. Par exemple, comment survivre à la fin du monde ? Un vertige plus puissant que l’Apocalypse suffit !

 

« Flotter au-dessus du tourbillon

je sais

qu’après l’extinction du soleil

et la dernière étoile

je serai à nouveau emporté vers lui » (p.32)

ou : comment sauver ce qui se noie en nous ? En nouant les deux vagues tueuses.

« Un raz-de-marée

menace de nous noyer

cette nuit

dans l’orage d’aimer

si tu l’avais voulu

je t’aurais tendu une main claire

pour te sauver » (p.31)

 

comment rejoindre (sans coup férir) l’horizon ? En désirant la seule asymptote.

 

« Après toi j’accourrai

vers les fruits de ton corps

et tes secrets

Conduis-moi, derrière toi,

j’accourrai » (p.39)

 

comment échapper (à coup sûr) à un tremblement de terre ? Par trépidations strictement synchronisées à lui.

 

« Cette terre qui tremble sous nos pieds

nous secouera (comme la poussière d’un tapis avant la Pâque)

seuls resteront ceux qui sont collés à la terre » (p.43)

 

comment compter sur la discrétion de Dieu ? En bâillonnant sa Providence.

 

« Je suis venu avec toute la bénédiction muette

des vallées :

que l’œil du soleil tourne

mais ne dise pas que je suis venu » (p.44)

 

Reste une question : dans quelle situation se mettre pour que ces réponses insaisissables nous viennent ? Eliaz Cohen (né en 1972) dit la sienne : imaginer pire que la mort en s’aimant tragiquement dans un pays en guerre. Ça devrait pouvoir rendre la Muse intarissable, et en effet :

Imaginer pire que la mort est facile à un Israélien : il suffirait que tout recommence.

 

« Dans l’holocauste à venir, nous serons assis,

comme des séraphins au balcon,

et nous compterons les migrations de juifs » (p.49)

 

Aimer tragiquement est prendre conscience que les amants ne feront un qu’en chacun d’eux, qu’ils ne seront réunis, au mieux, que de chaque côté, mais jamais entre eux, au cœur du monde :

 

« Le gel gagne le village

nous ne sortirons pas

nous deux

en un seul corps

implorons la clémence »(p.61)

 

Le pays en guerre, on le connaît aussi. Eliaz Cohen parle du nécessaire et impossible partage de la terre avec une rare acuité. Tout ce qu’il suggère est extraordinaire. D’abord, des ennemis – qui ne veulent pourtant rien avoir en commun – partagent la guerre qu’ils se mènent (car c’est la même, si elle est réelle : seul un fou – ou Don Quichotte – croit mener une autre guerre que celle qu’on mène contre lui). La poussière est exactement la même des deux côtés du front, où qu’il passe. Chaque camp se fanatise donc pour s’imaginer seul humain dans la confrontation (l’autre groupe n’est qu’un ramassis d’animaux, de diables ou de robots tueurs).

Moralement, bien sûr, toute guerre est fratricide (puisque moralement les humains sont frères) ; mais, politiquement (c’est-à-dire dans les vies collectives réelles à affirmer, ménager ou défendre), une guerre est fratricide dès que des groupes sont frères, et l’est tragiquement s’ils ignorent qu’ils le sont, c’est-à-dire qu’ils sont persuadés (par la méfiance et l’ignorance mutuelles) de mener une guerre « extérieure » contre l’autre camp, alors qu’il s’agit d’une guerre civile, à l’intérieur d’un même et seul peuple plus large, inaperçu de lui-même, puisque les camps ne le forment en quelque sorte qu’en Dieu, dans l’invisible, dans un primordial pas encore éveillé à lui-même. La citation précédente (« nous ne sortirons pas/nous deux/en un seul corps ») – qui semble décrire deux amants s’étreignant en Dieu, unis donc à l’horizon (alors que de simples rivaux sont séparés, comme le sont aussi de simples amis), trop loin pour le savoir, mais trop intensément pour l’ignorer – ne dit-elle pas, profondément, la tragédie israélo-palestinienne : « une terre, deux pays » ou « un pays, deux peuples » – insoluble dilemme tant que l’exacte distance historico-spirituelle entre les deux camps (les deux âmes collectives) n’aura pas été mesurée. Ce poète y travaille.

Il y a, dans ce recueil étincelant et intègre, de formidables images, qui trahissent comme une guerre civile dans l’imagination même du poète : des barrages routiers dans un tunnel, un guetteur pris pour cible par plus enveloppant que lui (p.50), des lignes de crêtes qui hésitent à se chevaucher (p.22), des montagnes qui fondent comme cire et coulent comme pus et fange (p.47), ou une mer intérieure de l’âme que même Dieu ne peut aider Moïse à écarter parce que cette mer est aussi Lui !

 

« Difficile l’éclosion du cœur, un océan de conscience blanche

même si un bâton le partage

il ne se redresse pas comme une colonne d’eau » (p.45)

 

mais aussi de formidables tensions (comment par exemple ne pas « bénir » (p.20 et 21) notre propre maison et nos enfants ? Et comment, pourtant, ignorer, que toute bénédiction est partielle (dire le bien ne garantit pas de le faire entendre !) et partiale (dire le bien proche, c’est s’éviter de faire le bien lointain)…

 

des aveux contradictoires (une miraculeuse ouverture de cœur, et en même temps le fatal constat de « chacun recroquevillé dans la maison de ses pères », p.27) ; mais comment ne pas, par intenses sympathies, être comme le caméléon des divers milieux irréels qu’on arpente ?

 

de lancinants scrupules (l’auteur vit dans une récente colonie – reprise en 1967 à l’administration jordanienne, une bribe de « territoire occupé » donc, mais, voyant ses voisins repoussés dans l’invivable, se tourmente chaque nuit : avions-nous titre à les écarter ? Pouvons-nous mériter de les remplacer ?)

 

Honnêtement, voici un immense poète, quelqu’un dans la parole duquel la vie et la pensée, comme dans le songe oppressé d’une femme enceinte, se tiennent l’une l’autre, comme ici :

 

« Le matin quand nous nous sommes levés

nous avons cru que la terre s’était perdue.

Nous l’avons cherchée sur nos fronts, entre les draps

sur la table à écrire muette. Les signes

étaient oubliés. Et nous ne savions pas

pourquoi elle nous avait quittés.

Nous avons accusé une ancienne fracture.

Nous étions comme une femme enceinte, une femme

enfermée dans une prison

que voit-elle ?

Le plâtre s’écaille en violet pur, comme la mémoire.

La mémoire tremble dans son ventre,

un fœtus bouge, la mémoire essaie.

La mémoire est morte » (p.18)

 

Marc Wetzel

 


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A propos de l'écrivain

Eliaz Cohen

 

Découvert dans la Revue Levant et au Festival des Voix Vives de Sète, où il est invité en juillet 2015, Eliaz Cohen est né à Petah Tikva en 1972 d’une famille installée à Elkana, village de Judée. Nourrie de culture juive et d’une forte implication pour la réalité sociale et politique du pays, son œuvre témoigne d’une exigence éthique de la poésie. Ce poète appartient à une nouvelle génération poétique, engagée dans un dialogue de création et de paix avec les poètes arabes palestiniens, qui en fait une figure de proue de la nouvelle configuration poétique de la région. Cette belle traduction de Michel Eckhard Elial est la première en français.

 

A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.