Perturbation, Thomas Bernhard (par Patryck Froissart)
Perturbation, Thomas Bernhard, trad. allemand, Bernard Kreiss, 220 pages, 9,50 €
Ecrivain(s): Thomas Bernhard Edition: Gallimard
Sombre journée ! Sombres pensées auxquelles est livré le narrateur ! Sombre tournée que, jeune étudiant autrichien, il effectue avec son père, médecin de campagne, qui l’a invité à l’accompagner dans l’itinéraire tortueux et bourbeux de ses visites habituelles à des patients repoussants dont l’état de morbidité, l’existence bornée, le rapport au monde, le mal-être latent, la méchanceté naturelle et les propos décalés plongent le lecteur dans un malaise permanent, oppressant et… prenant.
« Maintenant, dit [mon père], il emmenait plus souvent son fils, c’est-à-dire moi, il me fallait apprendre à connaître le monde, c’était absolument indispensable ».
Sombres décors, sombre vallée, sombre café, sombre moulin, sombres habitations, sombre château enfin, perché en haut de nulle part et surtout sombres spécimens de l’espèce humaine : tels sont les divers éléments de ce poignant itinéraire narratif, tel est le monde que le médecin veut que son fils connaisse.
« Il y avait en effet plus de brutes et de criminels à la campagne qu’à la ville. A la campagne, la brutalité tout comme la violence étaient fondamentales ».
On pourrait se risquer, s’il fallait attribuer quelque « caractère » à ce sombre récit, paru dans sa version originale en 1967, à parler de « réalisme fantastique ». Mais il serait mieux venu de le classer parmi les inclassables. On s’y sent à la fois dans le temps, dans les lieux, hors le temps, hors les lieux, dans la transcription d’une stricte réalité et dans un conte à la Tieck, impression que traduit assez bien le titre Perturbation, qui réfère tout autant à la situation socio-psychologique des personnages qu’à l’état dans lequel la lecture plonge le lecteur. Quel monde !
En émane finalement une atmosphère d’intense et, conséquemment, de déstabilisante étrangeté, alors qu’en même temps, paradoxalement, est constant le sentiment de rencontrer là des « gens » dont on aurait pu connaître « réellement », ou par le canal d’un reportage documentaire, les personnalités, les travers, les exécrables conditions de vie. L’art du conteur est ici si particulièrement complexe que le lecteur se trouve comme en train de consommer un mets dont la violente amertume ne fait que lui donner l’envie de poursuivre encore et encore la prise.
Maladie, mort, meurtre, suicide, folie, cruauté, misère sociale, pauvreté intellectuelle… Le tableau, allant jusqu’au sordide, brossé de façon caustique par Bernhard de cette micro-société vivotant au fond d’un obscur accul des Alpes autrichiennes dans la première moitié du vingtième siècle est sans concession. « Désordre », autre acception du titre allemand Verstörung, traduirait également de juste façon l’état psychologique des « malades », lesquels, compte tenu de ce qu’on apprend des faits et gestes de leur parentèle et de leur voisinage, ne semblent pas être des cas particuliers ciblés par le narrateur pour une démonstration clinique mais apparaissent comme les représentants communs, courants, d’une communauté locale, voire de l’intégralité du peuple autrichien que l’auteur tient, c’est une constante dans son œuvre, pour être en pleine déchéance psychique, mentale et morale.
La description des occupations, des vices, des tares des personnages rencontrés et l’analyse qui en est accomplie par le jeune narrateur passe par le crible de sa vision et par le prisme de sa réflexion. Il feint d’en reconnaître la subjectivité, ce qu’il exprime en d’étranges formulations.
« Mais tout ce que je pense n’est probablement pas comme je le pense, pensai-je… ».
La dégénérescence des personnages (et par extension de la société) qui constituent cette galerie de portraits atteint son paroxysme avec la visite chez le fou reclus dans son château d’Hochgobernitz, le prince Saurau, propriétaire d’un immense domaine.
Le monologue délirant, au débit fleuve, de Saurau, qui s’adresse au père du narrateur (lequel, en sa qualité de médecin personnel du sire est une des rares personnes que le personnage accepte de recevoir), couvrant à lui seul cent-vingt pages, soit plus de la moitié de l’ouvrage, et dont les digressions insensées se succèdent sans jamais lasser le lecteur, illustre magistralement la déliquescence sociale, économique, intellectuelle, psychologique, « le désordre » autrichien que Bernhard a le dessein de peindre. Mais dans le dérangement mental dont témoigne le discours décousu du personnage, dans l’aberration de sa logorrhée verbale, ne percevrait-on pas une vision du monde d’une implacable et cruelle lucidité ? Au lecteur d’évaluer le paradoxe…
« Chaque homme que je vois et chaque homme dont j’entends parler, en quelques termes que ce soit [dit le prince] m’apportent la preuve de l’absolue inconscience de l’ensemble de l’espèce, la preuve aussi que cette espèce et la nature tout entière sont une mystification. Comédie ».
« Il avait, dit-il, fait un rêve la nuit passée. Dans ce rêve, dit-il, j’ai pu voir se dérouler lentement de très loin en contrebas jusque très loin en haut une feuille de papier sur laquelle mon propre fils a écrit quelque chose de sa main. […] Mon fils écrit : M’étant réfugié dans les allégories scientifiques, il me semblait que j’avais triomphé une fois pour toutes de mon père, comme on triomphe d’une maladie infectieuse… ».
Tout le livre, et quel livre !, est à l’avenant. La perturbation du lecteur est certifiée. La traduction de Bernard Kreiss mérite un sacré satisfecit. A ce propos, l’auteur affirmait : « Une traduction est un autre livre qui n’a absolument rien à voir avec le texte original. C’est le livre de celui qui l’a traduit. Moi, j’écris en langue allemande »*.
A méditer.
Patryck Froissart
* Propos rapportés par Jacques Ancet et cités dans le tome 3 de Soixante ans de journalisme littéraire, de Maurice Nadeau (Editions Maurice Nadeau)
Lire une autre critique de ce même ouvrage
Thomas Bernhard, écrivain et dramaturge autrichien (1931-1989). Une enfance à Salzbourg auprès de son grand-père maternel, au temps du nazisme triomphant, marque le début de l’enfer pour Thomas Bernhard. Suite à l’Anschluss en mars 1938, il est envoyé dans un centre d’éducation national-socialiste en Allemagne puis placé dans un internat à Salzbourg où il vivra la fin de la guerre. Atteint de tuberculose, Thomas Bernhard est soigné en sanatorium, expérience qu’il inscrira dans sa production littéraire. Il voyage à travers l’Europe, surtout en Italie et en Yougoslavie puis revient étudier à l’Académie de musique et d’art dramatique de Vienne ainsi qu’au Mozarteum de Salzbourg. Son premier roman, Gel, lui vaut l’obtention de nombreux prix et une reconnaissance internationale. Par la suite, Thomas Bernhard se consacre également à des œuvres théâtrales. En 1970, Une fête pour Boris remporte un grand succès au Théâtre allemand de Hambourg. Paraît ensuite, entre 1975 et 1982, un cycle de 5 œuvres autobiographiques : L’Origine ; La Cave ; Le Souffle ; Le Froid ; Un enfant. En 1985, Le Faiseur de théâtre, véritable machine à injures, fera scandale. Mais c’est avec Heldenplatz, son ultime pièce, que Thomas Bernhard s’attirera le plus d’ennuis, dénonçant une fois encore les vieux démons de son pays : l’hypocrisie et le fanatisme d’une société toujours aux prises avec le national-socialisme. Thomas Bernhard meurt trois mois après la première. Dans son testament, il interdira toute représentation de ses pièces de théâtre dans son pays natal.
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