Personne dis-tu, Marc Dugardin (par Marc Wetzel)
Personne dis-tu, Marc Dugardin préface de Anouk Delcourt, Rougerie, avril 2025, 64 p. 12 €

Marc Dugardin (né en 1946) est un poète (belge) discret et juste ; le poète des présences délicates et des (expressives et merveilleuses) lacunes de la vie. Par exemple, aux étoiles (belles, mais lointaines et figées), il préfère les nuages, et peut, d'une formule, en dire tout : "flottants/ indéterminés/ précis comme les trous/ d'un rêve dans la mémoire" (Table simple, p.64), et, s'ils passent et se dissipent, ils le font penser à ces autres passants - les humains, qui, eux, ont un regard, et, au contraire des nuages, savent qu'ils passent et que nous passons, et sont, eux, nos vrais "miroirs", que nous négligeons. Dugardin est un poète de la présence (parfois terrible) des autres, et de l'absence (parfois sublime) du sens : on comprend mal, parfois, ses formules elliptiques, mais ce qu'il saisit du monde nous saisit aussitôt ! Quand il parle de "la mer/ violemment/ en paix avec elle-même", on ne sait pas trop où on est, mais on y est directement.
La simple notation d'une "enfance ramenée à coups de gifles", et toute la vie familiale nous saisit, forte (!) et vraie. Dans un autre recueil ("D'une douceur écorchée"), on rencontre, ainsi, aussi bien la bienfaisante violence de la musique (le Requiem de Mozart) que la cruelle musique de la violence ("l'envers du décor" de nos fulgurants fantasmes), respectivement en ces deux passages :
"ils sont debout, ils chantent
je les entends chanter
j'entends qu'un jour ils seront morts (...)
j'entends que quelque chose dépasse ce que j'entends
j'écoute, terrible, sublime
ce qu'un jour je cesserai d'entendre
la mort, je l'entends
à jamais suspendue au souffle des vivants" (p.25)
et :
"il se peut que l'oiseau
meure
d'un coup de poignard
et qu'on n'aura rien vu venir
de ce geste
qui pourtant est le nôtre
de cela aussi
il faut que l'on parle
de l'envers du décor
de la lune éclaboussée de sang
des enfants qui se noient sans visage ..." (p.39)
Chez ce poète, tout événement est comme une naissance qui nous tombe dessus : et naître, pense-t-il, c'est comme tomber dans ce qu'on est, à la fois perdu (c'est quand même notre première fois de monde !) et assuré (si on ne se fie pas au Tout du réel, à quoi fera-t-on crédit ?) : dans un autre recueil "La solitude inachevée", on lit ainsi :
"pas encore de miroir
pour celui qui s'éveille
et tombe dans ce qu'il est" (p. 59)
et
"C'est comme revivre le moment de naître. Venir dans la confiance du monde. Venir à la confiance qui lui vient, ne pas trahir l'inconnu silencieux qu'elle lui révèle" (p.54)
Comme une loyauté d'existence : ne pas trahir ce que vivre aura fait comprendre. C'est aussi ce qu'on trouve en ce nouveau recueil, - qui évoque la vie propre d'un "nous", ou le destin de l'amour réel - et dont le titre "Personne, dis-tu ...", énigmatique, m'a fait d'abord penser à une superbe claque amoureuse reçue dans ma jeunesse : à une jeune dame alors manifestement moins chaleureuse et séduite que prévu, j'avais (amèrement, et ridiculement) dit : "Tu ne veux pas de moi ?!", et sa réponse fut : "Tu n'y es pas du tout, je ne veux pas de nous !". Ici, la réponse que laisse entendre le titre du recueil est aussi instructive, mais moins abrupte, et c'est quelque chose comme : "non, non, c'est plutôt que je ne suis rien". L'expression en contexte est page 17 :
"s'il brûle
dans le coeur de quelqu'un
ce désir
alors je ne suis
personne dis-tu".
C'est manière pourtant de dire ici aussi : toi et moi, mais pas nous ! L'une paraît en effet s'y mettre ainsi aux abonnés absents, ou laisse aller le désir de l'autre à son gré, sans y répondre, ou plutôt : sans être concernée par qui son propre rayonnement atteindrait ou non ! Drôle de nous amoureux, à la réponse peut-être ironique ("oui à l'intimité demandée, mais alors sans moi !"), en tout cas décalée - comme si l'intimité poétique était une sorte de malentendu ou d'impossibilité, alors même que l'équivalent d'un théâtre de chambre (peu de personnages, espace restreint, pas d'actions) dans la parole lyrique semblait attendu, et cohérent. Or non : cet exclusif "toi et moi" du recueil ne dit "nous" que cinq fois, et on veut saisir pourquoi. Qu'est-ce donc qu'un nous poétique, un "nous d'évocation", et sur quoi bute-t-il ici ?
Dans un "nous de majesté", l'autorité qui s'exprime (religieuse ou civile) se drape spontanément en un "Je collectif", impose d'emblée son propre poids, s'indique lui-même aux autres comme leur légitime référence. Disons-le : il n'y a pas de majesté dugardienne.
Dans un "nous de narration", l'auteur s'autorise de ses potentiels lecteurs, il se drape préventivement de ceux auxquels il s'adresse. Écrire toujours déjà dit "nous", assurant qu'on fait corps avec ceux qui liront, et crédit d'avance à leur jugement. Mais cette complicité de conte, ou d'assertion, n'est pas non plus dugardienne : il cherche trop scrupuleusement quoi pouvoir justement se dire pour prétendre compter sur notre bénévole accord.
Dans un "nous d'agrégation" enfin (le plus courant des "vous et moi"), un entraînement par le nombre requis est constaté, une solidarité de fait est entérinée. Tel ensemble de personnes y agit ou pâtit comme l'une d'entre elles le déclare, et "nous voici" ou "nous y sommes" : un agglomérat vivant est indivis pour telle ou telle tâche, situation ou prise en compte. C'est là le nous prosaïque, que notre poète, légitimement, ignore.
Aucun de ces trois "nous", d'ailleurs n'est poétique. Et le "nous" - dont cinq seules occurrences, comptions-nous, apparaissent dans le livre - est ici, quoi qu'il en soit, un nous à la peine ("j'entends/ qui devient/ douce tout au fond/ la pierre/ tombée dans le puits/ la chute/ nous ne l'avons/ pas entendue/ mais c'est par elle/ que nous sommes passés" (p.12), un nous de hasard ("nous sommes nés/ frère et soeur/ d'une même inadvertance" , p.13), un nous à l'essai ("je t'en prie faisons/ dans le noir ce pas/ ce premier pas/ comme dans l'enfance/ comme dans les caves/ où nous étions aveugles" (p.20), un nous à perte ("nous ne reviendrons pas/ sur le cri/ qui nous a engendrés/ il est à jamais/ dans la bouche/ ce qu'elle ne peut rattraper", p.40), ou même un nous perdu, en deshérence ("bien sûr ma maison/ n'était pas digne de te recevoir/ nous sommes restés/ sur le seuil avec le givre/ aucune parole/ ne pouvait nous guérir/ ta langue dans ma bouche/ avait le goût du sel/ et de l'imprononçable", p.55). Mais y a-t-il seulement un "nous poétique" possible ?
C'est qu'il n'existe pas, strictement, de lyrisme partagé, ou plutôt : de lyrisme à source commune. Chacun n'y aurait ou serait irremplaçablement son coeur qu'à son tour ! Des nous non-lyriques y seraient possibles, mais un "nous autres" - comme signe de ralliement distinctif - serait déjà vulgaire ou agressif dans une poésie épique; comme un "nous-mêmes" de conflit ou de reconnaissance partagés serait banal dans une poésie dramatique (où le jeu des intérêts ou goûts communs va seul sa course); comme enfin le "pauvre de nous" fait caricature dans une noble poésie élégiaque. Mais un "nous lyrique", un nous de poésie lyrique, que pourrait-il sincèrement être ? Quand un choeur théâtral nous émeut, c'est le point qu'il fait de la situation qui nous saisit, pas du tout ce que des coeurs ensemble alignés seraient en train de découvrir d'eux-mêmes ! Même quand Verlaine dit "nous", cela sent davantage la discrète confidence d'un style, ou une aimable notification - une raffinée ou malicieuse mise en demeure de "la chère âme" par l'ego scriptor - qu'une intimité vraiment naissante, ou un miraculeux aveu à deux (dans sa poésie érotique, les contacts sont déjà bien trop établis pour qu'on y prétende ensemble à l'inexprimable !). La poésie lyrique n'est d'ailleurs pas là (comme un maire à ritournelles, ou un juge des divorces fleur bleue !) pour entériner ou dénoncer en la fredonnant une union des coeurs.
Le "nous poétique", s'il existe, est plutôt comme celui, évident et mystérieux, de la femme enceinte et de l'enfant qu'elle porte ("ce que je fais vivre ne vit pas encore"), ou de l'adulte méditant sur sa mère morte ("ce qui m'a donné de vivre n'est plus"), la première murmurant ce qu'elle sait ne pouvoir encore être compris, le second écoutant en lui ce qu'elle l'avait rendu incapable de lui dire. C'est aussi le "nous" du Dieu et de son fervent, le premier ne pouvant sérieusement fusionner avec ce qu'il sait avoir créé, le second se doutant toujours un peu contribuer à créer ce à quoi il rêve de s'unir :
"toi l'écouteuse
moi le miraculé
ne trouvant plus ses mots
c'était trop fort
j'étais trop nu
et trop fervent le choral
dans l'effacement de ses paroles
mais se tournant vers
Toi avec la majuscule
de la deuxième personne" (p.48)
D'ailleurs, tout "nous" est trompeur, car quoi garantit que je dise la même chose que mon voisin quand l'un et l'autre le disons ? Qu'est ce qu'une "première personne du pluriel", puisque nulle pluralité n'est une personne, - hors les fictions juridico-politiques ? Pourtant le nous existe, comme une co-présence réelle en première personne, inévitable (dans la naissance, et pour chacun, dans sa mère), et indépassable (dans la mort, et pour le survivant en deuil), mais entre naissance et mort ?! En ces émotions humaines toutes liées à des présences intermédiaires, irradiantes et contingentes, ces émotions psycho-sociales au désordre routinier, au calcul défensif, au régime subi, apprises par la vie et nous apprenant à la traverser... où donc pourra-t-on dire aussi véridiquement "nous" ?
La réponse de l'auteur est sans surprise mais vraie : dans l'amour. Lui seul est mère de nos renaissances, et clé de transmutation de tous les affects. Lui seul en effet change nos peurs en "masques inutiles" (p.23) dès qu'on peut dire à quelqu'un : "tu as aimé ma peur" (p.43). Lui seul rattrape in extremis désespoirs et colères :"je ne sais pas ce que j'ai/ jeté dans le fleuve/ en ne m'y jetant pas/ tout entier/ mort ou vif/ je voulais te rejoindre" (p.57). Civilise l'étrangeté, et rénove la familiarité :"je ne suis personne/ hors du livre de nos tutoiements" (p.54). Périme et sauve à la fois la nostalgie :"tu me tiens en haleine/ depuis toujours/ m'ayant donné le souffle/ qui à toi-même manquait" (p.33).
Lui seul ouvre donc les yeux du salut ("tu as dans la peau/ tout ce qui mérite/ d'être sauvé", p.16) et rétorque (citait "Lettre en abyme" en 2016, p.68) à cette mère chez Cécile Sauvage, écrivant lugubrement : "Et ta tête de mort, c'est moi qui l'ai sculptée", ceci : "Donc, il y a bien quelqu'un, dis-tu ...". Car la vie - non la mort - modèle sa fin, et l'amour qui le sait ne rêve pas. Généreuse finesse, et fragile espérance, de Marc Dugardin.
Marc Wetzel
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