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Penser antique (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal le 22.06.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Bassin méditerranéen, Essais

Penser antique (par Didier Smal)

 

Lettre à Ménécée et autres textes, Épicure, Gallimard Folio, avril 2021, trad. grec ancien, Daniel Delattre, Joelle Delattre-Biencourt, José Kany-Turpin, 112 pages, 3,50 €

L’Amitié, Cicéron, Arléa, avril 2021, trad. latin, Christiane Touya, 96 pages, 7 €

 

Parfois, il convient de faire preuve de bon sens, et de se demander quel est l’intérêt humain de la fréquentation des classiques, qu’ils soient purement littéraires ou philosophiques. Deux brefs ouvrages viennent à point nommé pour établir une nuance qui, cela est plus que probable, fera grincer les dents des spécialistes – alors que la question qui se pose n’est pas celle de l’importance universitaire mais est de savoir ce qu’apporte encore la pensée antique à l’homme contemporain en tant qu’être humain, en tant que membre de cette « fraternité » dont rêva Romain Gary.

Dès lors, quitte à adopter une posture que d’aucuns qualifieront d’iconoclaste, et bien que Cicéron et Épicure, et leurs œuvres respectives, aient peu de rapports effectifs, autres que d’opposition, entre eux à part un hasard de l’actualité éditoriale, ces deux auteurs vont être mis sur la même sellette, sorte de lit de Procuste dont ils risquent de sortir estropiés, celle de la vibration toujours partagée ou non à quelque deux mille années de distance. C’est injuste, c’est bien peu respectueux de l’histoire de la pensée occidentale, mais ce critère, qu’on pourrait qualifier de « bovaryste » pour s’en débarrasser d’un haussement d’épaules méprisant, est en un sens plus valide que bien d’autres : c’est celui de notre humanité partagée.

Dans l’ordre chronologique, c’est le Grec Épicure (-341~-270) qui s’allonge d’abord sur ce lit de Procuste mental. Les textes proposés dans le petit volume Lettre à Ménécée sont extraits, c’est à préciser, du volume de la Pléiade dédié aux Épicuriens, mais constituent l’ensemble de son œuvre parvenue jusqu’à nous : les trois Lettres (à Hérodote, un disciple homonyme de l’historien, à Pythoclès et à Ménécée), ainsi que des fragments ici réunis sous l’intitulé Maximes capitales. De prime abord, la lecture des trois Lettres est rébarbative, puis l’on se laisse gagner par la quête épicurienne, par le sens qu’il tente de donner au monde. C’est au fond passionnant, car si Épicure n’est pas le premier (Démocrite est déjà passé par là) à établir un discours argumenté, raisonné, sur la Nature, discours dégagé de toute religiosité (ça restera toujours la grande force des Grecs, cet esprit religieux dégagé de toute révélation et donc de tout discours contraignant), car si d’autres ont aussi réfléchi le monde en l’observant (à cet égard, la méthode scientifique a été si pas inventée du moins cristallisée par Épicure – Newton a dû lire ses considérations sur l’arc-en-ciel un jour ou l’autre…), en tirant une forme de morale existentielle, la façon d’Épicure semble avoir marqué la pensée occidentale à tout jamais. On pourrait même, bien qu’ignorant si la filiation est établie, voir en ce philosophe grec un ancêtre putatif d’une certaine pensée chrétienne. D’ailleurs, au petit jeu de savoir qui a écrit les mots suivants, la réponse antique n’est pas si évidente qu’il y paraît : « Qu’on ne remette pas à plus tard, parce qu’on est jeune, la pratique de la philosophie et qu’on ne se lasse pas de philosopher, quand on est vieux. En effet, il n’est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, lorsqu’il s’agit de veiller à la santé de son âme. D’ailleurs, celui qui dit que le moment de philosopher n’est pas encore venu, ou que ce moment est passé, ressemble à celui qui dit, s’agissant du bonheur, que son moment n’est pas encore venu ou qu’il n’est plus ».

Rien à redire, donc, et il est à tout le moins intéressant de retourner aux sources de l’épicurisme, de se confronter à la mince œuvre épicurienne qui nous est parvenue, plutôt que s’arrêter à sa glose et à des « on-dit ». À ceci près que la posture du sage philosophe ressentie dans ces textes à destination de disciples génère comme une distance : l’on peut comprendre la philosophie épicurienne, certes pas aussi bien qu’un diplômé en la matière, mais il est difficile de la faire sienne, cette forme d’ascèse (« La mort n’est rien pour nous, car ce qui est dissous est insensible. Or ce qui est insensible n’est rien pour nous »), tant dans le propos que dans la formulation, d’une sécheresse exemplaire. Plus proche semble le propos de Cicéron (-106~-43), surtout dans L’Amitié (Laelius de amicitia), publié un an avant sa mort. Peut-être le fait que Cicéron s’oppose, dès les premières pages, à la pensée stoïcienne et à l’épicurisme, proclamant ainsi que l’idéal peut se concrétiser en certaines personnes – ce en quoi on ne peut que l’approuver –, explique-t-il que la distance ressentie avec la pensée du Grec est comblée par le Romain.

L’Amitié, sobre et parfait titre en français, prend la forme d’un dialogue entre trois personnes : Scaevola et Fannius d’un côté, et Laelius (-185~-115) de l’autre, Laelius qui vient alors de perdre en Scipion l’Africain (-185~-129) un ami. On a failli écrire « véritable », « sincère » ou un autre adjectif facilitant que l’on emploie tristement pour insister sur la qualité d’une amitié, dont on doute peut-être au fond ; par respect pour Cicéron, mais aussi par désir de rendre à ce mot sa pureté, il convient de le laisser dans sa belle nudité. « Ami ». Ce mot suffit à Laelius pour parler de Scipion, et le beau texte de Cicéron rend toute sa magnifique valeur à ce bref mot contenant pourtant une constellation de ressentis, de partages, de regards, de silences – un mot usé aujourd’hui jusqu’à la corde par sa multiplication moderne et technologique. Lire L’Amitié aujourd’hui, c’est retrouver le sens d’une hiérarchie des sentiments, et c’est plutôt, lorsqu’on la ressent et la vit et la partage, ô fortune sublime ! ressentir qu’à vingt siècles de distance un homme en parle avec une justesse noble, de cette exclusivité relationnelle, et qu’il est doux de constater que le « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » de Montaigne évoquant Étienne de La Boétie, est au fond partagé par Laelius envers Scipion – et qu’il l’explique avec justesse, faisant de l’amitié une vertu et une nécessité – qu’on confondrait volontiers avec l’amour. Souvent l’émotion prend le pas sur la raison en lisant L’Amitié, et l’on ne peut résister à citer quelques mots de la fin du propos de Laelius :

« Mais, comme tout ce qui est humain est fragile et périssable, il faut rechercher, pour l’aimer, quelqu’un qui nous aime. Une vie sans affection, sans sympathie est une vie sans agrément. Quant à moi, bien que Scipion ait disparu, il me semble vivant et il me le semblera toujours : c’est sa valeur morale que j’ai aimée et elle, elle n’a pas cessé de vivre ».

Une amitié basée sur des affinités communes, dénuée de tout intérêt (« on ne doit pas rechercher l’amitié pour en escompter d’autre profit que l’affection elle-même »), soudée dans l’adversité, basée sur l’acceptation de l’Autre – voilà ce que Cicéron célèbre par le témoignage de Laelius, qu’il soutient avoir entendu de la bouche de Scaevola son gendre. C’est une célébration universelle, intemporelle, qu’on pourrait quasi citer in extenso – alors qu’on sait juste qu’on y retournera et, surtout, qu’on désirera la vivre à son tour, cette amitié, et la reconnaître lorsque la vie l’offre.

 

C’est toute la différence entre ces deux textes, lus à vingt siècles et plus de distance : l’un montre un état de la pensée, voire l’origine d’une façon de penser ; il est en ce sens passionnant, mais il est malaisé de prétendre s’en nourrir. L’autre, bien que pris dans des circonstances historiques (l’amitié entre Laelius et Scipion est aussi liée à la vie militaire et politique de leur époque) et adoptant un point de vue strictement masculin, parle à l’âme de toute époque. L’un appartient à une généalogie, et il est un classique à ce titre ; l’autre appartient à une parentèle présente à toute époque, et il est un autre classique à ce titre, différent pourtant. L’un est « à lire » selon une forme de processus intellectuel et culturel ; l’autre est à ressentir, sans plus – et sans moins. Et partager. En toute Amitié.

 

Didier Smal

 

Épicure (-341~-270) est un philosophe grec dont la pensée combine atomisme, empirisme et conviction que le souverain bien est le plaisir, ou du moins l’absence de douleur.

Cicéron (-106~-43) est un orateur, homme politique et philosophe romain. Adaptateur en latin des théories philosophiques grecques, il a aussi écrit des traits de rhétorique et des œuvres philosophiques.

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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.