Oser le nu, Le nu représenté par les artistes femmes, Camille Morineau (par Yasmina Mahdi)
Oser le nu, Le nu représenté par les artistes femmes, Camille Morineau, Flammarion, février 2025, 240 pages, 39 €
Edition: Flammarion
L’art au féminin
L’ouvrage d’histoire de l’art, Oser le nu, de Camille Morineau, traite en profondeur d’un sujet tabou. La commissaire d’exposition, conservatrice du patrimoine et directrice artistique, formée à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, qui a mis en place l’exposition elles@centrepompidou en 2009 et 2014 et fondé l’Association AWARE, note que « la représentation du nu par les artistes femmes est tout simplement inédite ». L’autrice a choisi un répertoire d’œuvres établi chronologiquement, pour la plupart méconnues, partant du Moyen Âge jusqu’à la période contemporaine. « Des femmes signent des nus, la passion du Christ, les souffrances des martyrs et des saints ».
Les femmes, pourtant discriminées, ont suivi une formation et des apprentissages d’ateliers, à l’égal de leurs coreligionnaires masculins, preuve tangible qui leur a permis d’élaborer des œuvres d’envergure ; voyons à cet égard les toiles de Catharina van Hemessen (1528-1587) et celles de la célèbre Sofonisba Anguissola (1532-1625). Par contre, le fait que les femmes ne soient jamais citées dans les manuels d’art est révoltant, injuste, et finalement curieux…
Or, certaines artistes, laïques ou nonnes, recevaient de nombreuses commandes et jouissaient d’une certaine notoriété – peintres, sculptrices, graveuses –, tout en prodiguant un enseignement artistique. Ainsi, au XVIème et XVIIème siècles a lieu « la remarquable et radicale réinvention du nu par quelques artistes femmes ». Certaines d’entre elles ont créé dans des conditions très difficiles, par exemple Luciana Fontana, éprouvée par onze grossesses (!), « tout en menant une carrière exemplaire. (…) C’est une virtuose du rendu des matières ». Un réalisme sans fioriture, teinté de violence et de rébellion, proche du Caravage, caractérise la technique d’Artemisia Gentileschi (1593-1656), dont la merveilleuse Danaé de 1612, étendue sur une étoffe érubescente, tandis qu’une suivante recueille une pluie d’or sous un ciel noir de jais.
À l’instar des hommes qui signent ainsi la fabrication de leurs peintures, l’on aperçoit un autoportrait caché en Ménade de Michaelina Wautier (1604-1689), dans Le triomphe de Bacchus, daté de 1643-1659. « Tous les âges, tous les types de corps, tous les genres sont représentés dans une peinture qui manifeste la connaissance parfaite qu’a Wautier de l’anatomie, y compris masculine, sa maîtrise de la composition et son invention iconographique ». Au XVIIème siècle, des « baroques italiennes et quelques autres, inventent le nu ». Au XVIIIème siècle, à l’époque des femmes savantes et des libertins, les académiciennes Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842), laquelle doit sa nomination à la reine, Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803), et Angelica Kauffmann (1741-1807) connue pour ses portraits et ses autoportraits, qui se spécialise également dans la représentation de thèmes mythologiques, tels Zeuxis et Pygmalion, obtiennent un immense succès. Les critiques comparent les pastels d’Adélaïde Labille-Guiard à ceux de Quentin de La Tour, le maître du pastel. Ces grandes figures de l’art transgressent les lois du genre et d’une époque, notamment par l’art du portrait au féminin. Par ailleurs, nombreuses furent les femmes commanditaires publiques ou privées, « au niveau d’éducation exceptionnel ».
Le XIXème siècle amorce une nouvelle place aux femmes (en dépit d’une règle bourgeoise qui édicte la norme féminine vers le mariage et la maternité comme unique salut, et la prostitution pour les femmes du peuple), leur professionnalisation dans les domaines de la littérature, des arts plastiques et de la politique, thèse qui corrobore une certaine idée du progrès. Hélas, « célèbres de leur temps, elles sont oubliées aujourd’hui, un trope malheureusement fréquent ». Ensuite, avec la venue de la modernité, les artistes au féminin vont être littéralement évincées du champ plastique, des mouvements fauves, cubistes, surréalistes, futuristes, leur présence restant très minoritaire.
« À l’heure même où se construit un récit canonique apparemment neutre, moderne puis contemporain, le nu inventé par les femmes y est invisibilisé », et ce, par les philosophes, historiens et critiques d’art « qui s’autovalident ». Néanmoins, l’on peut admirer l’énergie, la densité et la puissance du « nu prolétarien » de Käte Kollwitz (1867-1945), ainsi que, entre autres, l’extraordinaire vision mystique d’Anna Ancher (1859-1935), Sorg, huile sur toile de 1902, confrontant deux âges de la femme et deux conceptions éthiques, sur un fond lumineux fantastique. Rejetées hors des canons officiels de l’histoire de l’art, les trajectoires des femmes demeurent étonnantes et singulières. Elles se réapproprient le nu féminin en transgressant la vision frontale convenue du modèle-objet, offert aux regards concupiscents. « Des artistes vont replacer la femme-sujet au cœur de leurs œuvres ».
La femme noire ou métisse apparaît dans sa splendeur, et non comme complémentaire d’une maîtresse blanche, considérée supérieure du point de vue esthétique et social, au Brésil, à Cuba. Deux œuvres sont particulièrement sublimes : le marbre d’Edmonia Lewis (1844-1907), Forever Free, « afro-américaine et autochtone », et le bronze de Meta Vaux Warrick Fuller (1877-1968), The Wretched, artiste afro-américaine protégée de Rodin. De plus, Camille Morineau souligne que « les identités non hétéronormatives ont toujours existé, ainsi que les performances de non-binarité ». Au XXème et XXIème siècles, les revendications dans les arts plastiques prennent parfois l’apparence de manifestes. Ces travaux et ces recherches stylistiques contrecarrent les poncifs de la société de consommation, des codes des magazines et de la publicité qui déforment et orientent le regard de façon autoritaire vers un schéma dominant. Suite à la Renaissance de Harlem, plusieurs générations de féministes africaines-américaines se succèdent, interrogeant le genre « Bi, libres, lesbien, queer ». « Cette réappropriation du corps et de la représentation visuelle trouve un écho puissant dans le domaine de la performance, où l’expression corporelle devient une forme de résistance et d’affirmation identitaire ».
Les femmes se sont emparées de plusieurs médiums – objets sculptés, photographie, vidéographie, performance –, afin de transgresser, détourner et dénoncer les images figées et stéréotypées du corps féminin, livré au voyeurisme, à la passivité et à la pornographie – spécifiquement en ce qui concerne le délicat problème de la question du féminin renvoyé à la génitalité. Pourtant, des artistes lesbiennes vont se réapproprier le sexe féminin et les amours saphiques, comme la superbe acrylique sur toile de Janet Cooling (1951-2022), pionnière de la figuration narrative féministe et lesbienne, et le fameux Dinner Party de 1970, installation de Judy Chicago (née en 1939), où les formes du vagin sont reprises comme de délicats ornements poétiques.
Oser le nu renverse les idées préconçues de l’inexistence du savoir anatomique des artistes femmes, et de nombreux documents en témoignent. Un beau livre.
Yasmina Mahdi
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