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On en parle peu, Sanja Baković (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 26.09.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie

On en parle peu, Sanja Baković - traduit du croate par Brankica Radić - Domaine croate/ Poésie, L'Ollave, 72 pages, juin 2025, 15€

On en parle peu, Sanja Baković (par Marc Wetzel)

 

Cette poète croate (encore) peu connue, née à Split en 1976, journaliste et universitaire - dont voici le première traduction française (aux éditions de l'Ollave, fondées par notre regretté Jean de Breyne, célèbres pour leur important "Domaine croate") est un esprit rude, formidablement drôle et généreux, qu'on a intérêt (et plaisir) à découvrir.

Cette poète est certes sans illusions sur ce qui contrôle et anime vraiment la vie de chacun d'entre nous : l'épicentre de tout destin est toujours d'abord, suggère-t-elle, un ... nombril !

" un employé du service des eaux communales gratouille son nombril,

le point d'où se déploie le monde de chacun

entre les cordes du rire et le malaise de la nuit" (p.54)

Elle est, de même, sans illusions sur le prix physiologique (et sociétal) à payer pour qu'une vie quelconque puisse traverser le temps :

"mes épaules ont épaissi un peu, il paraît que ça vient des hormones,

les femmes s'élargissent,

que tu le veuilles ou non, que tu fasses attention ou non, je m'en suis déjà aperçue à la trentaine, que mes épaules et mes hanches s'élargissaient,

tu ne rentres plus dans tes anciens vêtements, même si tu le voulais, et merde tu n'y rentres pas,

des vêtements pour les filles sont partis au secours catholique, une autre fois j'ai déposé des sacs près d'un container à textile, des micro-mini jupes et des tops,

les sacs ont été emportés par des tziganes, et alors,

à l'époque, ça s'est passé comme ça ..." (p.56)

Mais c'est une authentique - et formidable - poète, dans son attention au mystère même du devenir, et à l'attente indigène des choses :

"notre école était une cave coopérative,

l'île autrefois s'enracinait dans les profondeurs,

aujourd'hui un vent inconnu

change sa forme" (p.29),

et dans son attention à l'attention même des gens, espérant que, vraiment, "un jour sans compétition viendra", travaillant à bâtir un autel de fraternité :

"comme la nuit respire profondément sans la pluie promise.

toute une rangée de jeunes chênes supplie sans voix,

si un passant pouvait déverser un seau d'eau,

si un ivrogne pouvait s'arrêter et vider

sa bière de trop, si quelqu'un pouvait

sentir la sécheresse, la soif de l'autre,

affranchi du tourbillon

de ses propres pensées" (p.28)

 

Et puis il y a ce titre de recueil. De quoi parle-t-on peu ? D'une part, bien sûr, des choses qu'on n'arrive pas à se dire. Et quelles sont-elles ? Elles portent sur ce qu'il est insupportable d'être (ou, souvent, ce qu'il est simplement insupportable de ne pas avoir) : l'invivable est spontanément peu commenté (car il vaut mieux y travailler que seulement s'en plaindre). Sur l'invivable, la poésie peut-elle être plus bavarde qu'une autre ? Oui, si elle est lyrique, car elle fait alors comprendre tout ce qu'elle chante, même le très douloureux, le contradictoire, le particulièrement contraignant; et oui encore, d'une autre façon, si la poésie est humoristique, car son ironie sait alors jouer (et faire jouer) avec ce qu'elle fait comprendre, y compris le pire. Et la poésie de Sanja Baković est, en effet, assez à la fois lyrique et ironique pour jouer de ce qu'elle chante et chanter ce dont elle joue (l'hygiène bancale, l'intimité difficile, un devenir intérieur aussi doux et profond que chacun l'espère - comme en ce passage caractéristique :

"l'année a des bras qui poussent doucement,

l'année qui voudrait atteindre les chambres du fond,

trouver une sortie dans le jardin", p. 47)

Mais, il y a clairement tout à fait autre chose dont on parle peu, et c'est, dans tout ce qui nous arrive, cela qui fait lâcher prise au langage même. Par exemple, les métamorphoses inespérées, les miracles personnels, les moments de conversion : d'élan (pas nécessairement religieux) lors duquel la générosité surmonte la faute. Comme le paralytique, auquel on viendrait de dire "Lève-toi et marche" - et qui se retrouve soudain littéralement gambader ! - ne perd pas de temps à deviser et commenter le prodige, parce qu'il est déjà parti en courant remercier et embrasser le monde d'être redevenu accessible (c'est là son seul - et suffisant - commentaire !), de même, - comme les coups de dés géniaux dont un vrai joueur parle peu - la conversion soudaine, la soudaine métamorphose de tout l'esprit, l'effondrement heureux de la plus tenace des digues en nous ... on en parle peu, car une conversion, changeant tout, ne laisse justement rien dont on pourrait encore dire ce qu'elle est. Et, si l'on parle tout de même d'elle, ce sera normalement incompréhensible, comme l'est, logiquement, le poème (p.55), que sa triple antienne ("on en parle peu") rend central dans le recueil :

"je n'aurais peut-être qu'à te demander.

le corps a entre temps dépassé les lois physiques,

il flotte léger comme une pensée,

on en parle peu.

les vitamines n'enclenchent pas le processus,

des flacons se targuent de leurs lettres.

on en parle peu (...)

la fleur de ma chemise a migré dans un vase,

toute seule.

seule s'est fait sécher,

seule s'est déposée dans un herbier.

elle dit écris sur moi, n'aie pas peur

d'écrire sur toi,

ainsi s'abandonnent les prés aux abeilles,

ainsi se dissout la honte dans le don,

ainsi se fait le miel de sariette,

couche après couche le nord se décortique -

on en parle peu"

 

Ces moments de radicale conversion de l'attention - qui nous donnent trop à penser pour aussitôt ou seulement en parler - pullulent dans ce recueil, moments à la fois spirituels et prosaïques, qui semblent répondre à une question caractéristique de l'auteure : quelle part réelle notre esprit vient-il prendre à ce qui importe vraiment ? Et, dans l'urgence d'un changement de vie, une formule vient comme ceci : est-il vraiment trop tard pour les choses qu'on ne peut accomplir ou atteindre qu'en se renouvelant ? Et, sitôt posée, la question débouche ... sur l'effort même de se réinventer ! Ce sont alors franchises un peu folles, considérations crues et nues, à la brutalité pourtant motivée. On se dit par exemple : "il fait excessivement chaud pour questionner les choses", et cela suffit à secouer, voire à vaincre, la paresse métaphysique qui menaçait. De même, l'accès de déprime se formule rudement : "le mieux serait de mourir", et l'idée (folle et salubre) vient alors que la mort d'autrui est "populaire", que "tout le monde aime ça", les deuils et les occasions civiles de pleurer autrui étant partout prisés, parce qu'ils lavent de la honte de n'avoir à pleurer, sinon, que sa propre douleur ! L'obsèque permet une auto-déploration non-narcissique (et plutôt festive) de la condition humaine. Cure de fraternité sans risque, loisible à moindres frais, chance d'une diversion sans gêne ni faute - même si tel banquet funéraire s'achève parfois dans un fossé :

"si aujourd'hui tu me croises couchée sur la route,

si tu me croises forte, douce, pleine de vomi,

belle ou horrible,

méfie-toi !

c'est un masque !" (p.53)

Ces singuliers accès d'hygiène psycho-sociale sont partout chez cette auteure, comme si le voisinage lyrico-ironique du néant était gymnastique facile et précieuse. D'un "mage", elle dit par exemple, nettement : "il soigne la fatigue", et il le fait en effet, sans besoin d'aller au mal même qui taraude, en convainquant (!) directement la lassitude de renoncer à elle-même, d'aller faire un tour et revenir plus tard. Magicien tour de passe-passe verbal, sachant dissuader le symptôme, sans devoir farfouiller dans la tumeur ! C'est le langage alors qui fait tout le travail, en se ramonant lui-même comme la cheminée du monde, ce qui donne ici des séquences sublimes, comme :

"une comédienne aveugle raconte sur scène des secrets

qu'elle entrevoit sous ses paupières,

elle dit je me suis enfin reposée dans l'invisible." (p.58)

et là, bien sûr, la Nature remet toutes nos pirouettes rhétorico-poétiques à leur place, en rappelant (brutalement !) qu'elle ne sait ni ne veut, elle, lire ou respecter nos titres humains, nos délais, suppliques et adresses :

"de nouveaux mots attendent, l'orage arrive,

ne perdons pas de temps, nom de dieu !

un ancien cyclone retrouve son oeil,

il frappe des communes sans code postal,

frappe, comme un ouragan hache la viande,

il dit, je partirai, peut-être, partirai,

quand vous aurez reconnu les illusions de la propriété.

peut-être, une branche bossue, un vide oriental." (p.41)

 

Cette agitée du coeur est pourtant intellectuelle, car elle a des accès de densité surprenants : ici, un film en quatre mots ("des blessés sortent armés ...", p.47); là, un complet Manuel de psychologie socio-politique tient en une brève question ("où habite un bon citoyen ?", p.48); là , une thèse de polémologie prend huit ou neuf mots :"la lutte a le droit de changer d'avis" (p.57). Partout, la liberté de regard vive et lucide d'une intelligence "amicale" (comme dit Brankika Radić) mais rude, drôle et noble (car elle sait que le meilleur un jour n'aura de toute façon plus besoin de nous !), comme l'humour élégiaque de ce passage saluant, à son admirable manière, l'inéluctable montée du niveau de la mer :

"ceci sera un jour la maison des poissons,

des yeux inconnus verront :

tout ce qui vaut pourra recommencer,

probablement sans nous" (p.48)

 

Reste le leitmotiv (répété près de 25 fois !) du recueil : "écrire sur soi passe pour une écriture mineure". Et elle ajoute à chaque fois : peu m'importe, j'écris ainsi quand même ! L'auteure sait bien qu'un texte, censé s'ouvrir sur le monde (ne serait-ce que pour utilement y précéder le lecteur) étouffe dans la pure introspection. Le soi s'y déploie dans l'oeuvre au lieu d'aider l'oeuvre à se déployer elle-même devant nous : l'ego la retient dans le dos ! Mais l'auteur justifie son pari d'"écrire sur soi" : écrivant, dit-elle, "aveuglément", toujours compulsivement, que prétendrait-elle faire voir du monde ? Et puis - provoque-t-elle - une personnalité elle-même mineure (p.27) n'est-elle pas tenue à une écriture de même tonneau ? Elle y ajoute des raisons de courage : son passé propre, lui, ne craint pas d'être vu ! et même de logique : si tout, jusqu'à une mine de crayon, veut devenir mot et symbole, alors le veut a fortiori celle qui le tient ! Qu'est-ce qui hydratera mieux un cerveau que la pluie ou la neige de pensées de son usagère ? Et quel mérite y aurait-il, le jour venu, à renoncer à un "soi" qu'on n'aurait pas complètement occupé ni connu ?! Car le vrai soi est posthume, plénitude s'étant alors rigoureusement vidée d'elle-même, chacun devant seul jauger, un jour, cet incomparable "poids qui n'intéresse personne". Sanja Baković eut raison de s'en taire peu : le mal ne lui fait pas peur, et sa conviviale indignation nous enchante.

 

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(j'ai respecté, dans toutes les citations proposées, le voeu de la traductrice - ou celui de l'auteure ? - de ne pas mettre de majuscules après les fins de phrases. L'impression de propos familièrement adressés, ou de confidence directe au lecteur, en est d'ailleurs renforcée)

 

Marc Wetzel



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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.