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Nul lieu n’est meilleur que le monde, Wendell Berry (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 03.10.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Nul lieu n’est meilleur que le monde, Wendell Berry, Arfuyen, coll. Neige, septembre 2018, trad. Claude Dandréa, 160 pages, 18 €

Nul lieu n’est meilleur que le monde, Wendell Berry (par Didier Ayres)

 

Poème de la terre

Pour parler de ce recueil de poème de Wendell Berry, ici présenté en version bilingue, il faut tout de suite dire que ce travail est plus fait d’un souffle, d’une cadence que d’une déclamation, plus près de la sentence que de l’approximation, ce qui n’empêche en rien l’émerveillement, et même au contraire, guide le lecteur dans un monde intérieur quiet, posé, sujet à des questions élémentaires et essentielles ; oui, un chant simple, une poésie qui sonne de façon profonde et intérieure, et qui permet de se concentrer sur sa forme lyrique.

Cela ne réduit nullement l’artiste, il peut toucher aux thèmes difficiles et graves, sans perdre aucune clarté. Là, un monde pour lequel la mort ne serait pas la fin ni même une énigme, mais le repos temporaire des âmes. Et cela avec une cadence souvent organisée en strophes de trois ou quatre vers, rendant très équilibrée cette diction silencieuse du poème.

Wendell Berry peut aborder la mort avec sérénité, en laissant derrière lui un testament littéraire propre à se tenir homme devant la mort, à se tenir toujours près de mourir mais sans disparaître, comme l’herbe elle-même qui suit son cycle naturel. Pour lui, le corps est végétal, à la fois intangible et éternel. L’homme est façonné de simple boue, de cette poussière sur laquelle souffle Dieu.

Chers parents et amis, lorsque mon dernier souffle

se déploiera librement dans l’air, ne parlez pas de mort –

mot propre à enrichir le croquemort et inspirer

son art morose d’imiter la vie ; conspirez

contre lui. Dites-lui que mon corps ne saurait maintenant

s’améliorer ; il n’a aucun défaut à montrer

à la rusée esthéticienne. Dites-lui que ma chair

a atteint une perfection s’accordant avec l’herbe,

d’une plus grande vérité qu’aucune qu’il ait jamais pu espérer.

 

Ainsi ce recueil mérite bel et bien son titre, Nul lieu n’est meilleur que le monde, que l’on pourrait sous-titrer « nulle place ailleurs que dans le poème ». Car ce texte se lit comme l’alpha et l’oméga d’une vision particulière, où la vie est à la fois forte et objet de sa propre fin, et la mort, juste une transition vers un autre soi-même, un monde qui ne se clôt pas sur un mystère car la parole poétique est plus forte et n’enferme rien, sinon elle-même.

De plus je dirais que la voix de Wendell Berry, inconnue en France, pourrait se comparer à celle de Gustave Roud, beaucoup mieux connu, ou au moins au Gustave Roud photographe, tant ce monde agricole qui compose le paysage intérieur des deux poètes est magnifié, quintessencié, réduit à des éléments agrestes et uniques. Éléments qui prêtent évidemment le flanc aux Géorgiques où Virgile magnifie notamment les préoccupations paysannes, les problèmes pratiques de la culture de la terre. Ici, ce sont aussi des poèmes de la terre, de la charrue, de l’herbage, du bosquet, du soc, de la faux, de tout ce qui revient à exploiter l’idée logique de toute matière physique : naissance, mort puis renaissance.

Cependant cette préoccupation agraire n’est pas stérile mais revient à une spiritualité presque un peu enfantine. Car si l’on suit l’auteur, la Crèche ne serait rien d’autre qu’une petite grange animée par quelque bœuf ou âne, dans laquelle d’humbles bergers ou laboureurs pourraient se recueillir. Donc, voir la Nativité sous un angle pratique, ce qui est une idée poétique de grande valeur car l’on devine là comment l’esprit gagne la terre.

Nous souvenant que cela eut lieu autrefois,

nous ne pouvons détourner la pensée,

tandis que nous sortons, gelés, pour rejoindre la grange

vers la fin de la longue nuit, que nous-mêmes

nous vivons dans le monde où eut lieu

l’événement pour la première fois,

que nous-mêmes, en ouvrant une étable

(un loquet détaché d’innombrables fois

déjà), nous pourrions les trouver qui respirent là,

à l’avance connus : l’Enfant enveloppé de paille,

la mère à genoux au-dessus de Lui,

l’époux, debout, habité d’une foi

qu’il a du mal à croire, dans une lumière

issue d’une source invisible de nous,

une lumière de matin d’avril, l’air

qui les entoure aussi joyeux qu’un chœur.

 

La mort, la vie, la spiritualité, l’économie domestique de l’existence physique d’une ferme, sont sans doute à ranger sous l’égide de l’écologie d’aujourd’hui, dénonçant la confusion et la fureur de la vie moderne, de la guerre – toutes deux enclines au bruit du métal. L’homme est comme l’herbe, il périt puis renaît car tout sur la terre est pris par ce cycle.

Au reste, cette poésie s’approche à mon sens de la peinture de Grant Wood, ce qui fait d’elle une poésie américaine, très travaillée par Thoreau, sagesse de la beauté, beauté de la foi. Merci donc à Claude Dandréa, le traducteur, et à Anne et Gérard Pfister, les éditeurs, pour nous donner à découvrir cette littérature forte et cependant actuelle.

 

Je n’aurais pas été poète

si je n’avais été amoureux

vivant en ce monde mortel,

ou essayiste, sinon

que j’ai été dérouté et effrayé,

ou conteur, si je n’avais entendu

des histoires parvenues jusqu’à moi dans les airs,

et jamais écrivain, sinon

que j’ai veillé la nuit

et que les mots sont venus jusqu’à moi

sortis de leurs cavernes profondes,

demandant qu’on se souvienne d’eux.

 

Didier Ayres

 


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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.