Mes années japonaises, René de Ceccatty (par Philippe Leuckx)
Mes années japonaises, mai 2019, 248 pages, 18 €
Ecrivain(s): René de Ceccatty Edition: Mercure de FranceMes années japonaises est le 45ème livre (si l’on compte Adulte ? Jamais, et La Persécution, deux anthologies pasoliniennes, avec traductions et préfaces) de l’écrivain français, né à Tunis le 1er janvier 1952, grand connaisseur de la littérature italienne, essayiste, romancier, poète, dramaturge, éditeur (au Seuil), directeur de collection (on pense à « Haute Enfance » chez Gallimard, entre autres ; chez Rivages pour la regrettée Elisabeth Gille), traducteur du japonais.
À le suivre depuis L’Accompagnement (admirable « accompagnement » amical d’un ami atteint du sida à l’hôpital Broussais, Gilles Barbedette, mort en 1992), et pour avoir apprécié Fiction douce, La Sentinelle du rêve, Enfance, dernier chapitre, Pasolini (biographie dans la collection dirigée chez Gallimard par de Cortanze), le premier essai en français consacré à « Elsa Morante », puis-je assurer que les lecteurs fidèles à de Ceccatty ne seront pas déçus par ses « Années » japonaises, essai de biographie au meilleur sens du terme pour un spécialiste de la chose à l’endroit des auteurs qu’il chérit (Pasolini, Moravia, Callas, Morante), clin d’œil par le titre à Annie Ernaux, publié dans la collection bleue du Mercure (là parut, et ce fut l’une de ses dernières grandes critiques du Monde, le très beau livre de Françoise Lefèvre, manière aussi d’essai biographique, Un album de silence, 2008).
Qu’un auteur écrive pour décliner ferveur, regret, réticence, solitude, tout à la fois, nous change de ces écrivains qui font du voyage entrepris un délice de tous les instants. René de Ceccatty le dit d’emblée : « Je ne crois pas devoir jamais retourner au Japon ». Il s’en expliquera au fil du livre, qui n’évoque d’ailleurs pas que le Japon mais il est essentiel pour comprendre son parcours ; cette expérience japonaise a été à plus d’un titre douloureuse et a déterminé chez l’écrivain, expert en analyses fines de soi, nombre de revirements et, rétroactivement, nombre d’éclaircissements.
De 1977 à 2013, selon des étapes diverses (résidence en 1977-1978, divers séjours en 1992, résidence des Brosses en Bourgogne où les deux amis René et Ryôji poursuivirent leur travail de traduction, en dépit de leur séparation), le Japon a occupé l’essentiel des préoccupations littéraires (ouvrages de fiction et traductions) de René de Ceccatty.
Le livre, quarante années après ce départ à Tokyo, avec Cécile, intime du narrateur durant un an et demi, dessine une lente et sûre radioscopie de ce que peut figurer le travail d’un mémorialiste tenu à la rigueur et sachant trop bien aussi que les failles touchent les réminiscences, et que les outils complémentaires sont aussi souvent des leurres pour fonder une mémoire (carnets, notes, documents divers retrouvés). L’expérience ainsi poursuit le travail mémoriel entrepris par René dans Enfance, dernier chapitre, et camouflé, déguisé dans nombre de récits et romans.
Avec honnêteté et franchise, toutes les saisons d’un jeune homme en pleine créativité (un premier livre paraîtra, retour du Japon en 1979) se lisent : recherche d’une identité sexuelle (trahison de Cécile, lien avec le traducteur Ryôji, désespoir de l’une, hystérie et mensonges du narrateur, lettres faussées à ses correspondants français d’un Japon douloureux et bref…), apprentissage de l’enseignement (après une première année désastreuse à Denain) et de la langue japonaise…
Je peux dire que, dans le sillage de Enfance, dernier chapitre, qui dessinait surtout l’empreinte des années d’une mère, de Tunis à Montpellier, René réussit à décrypter ce qui fonde une conscience, entre les aspirations du corps et de l’esprit, dans les revirements, la lucide confrontation de ce qui vibre et de ce qui retient : la rétention a longtemps été pour lui une souffrance, quand les voyages, les études, les amours, les amitiés permettent à ce « je » qui a quarante ans de plus ou de moins, parfois étranger à lui-même, de comprendre (saisir et lire et analyser) ce qu’il fut. La vanité parfois des carnets, des impressions fausses, des relectures rétroactives, au lieu de la perception du « présent du passé », peut leurrer un analyste près d’atteindre sa vérité ; et soudain, dans la volonté farouche de mieux lire ce « je », une lumière rationnelle, pesée, éclaire la conscience de l’écrivain.
Je ne suis pas philosophe comme l’auteur, certifié de philosophie, je commente des « ressentis » lucidement transcrits pour qu’ils soient, non de simples reliefs d’un passé individuel mais partageables : nous sommes en littérature. Le narrateur aiguise, par son écriture « nette », sans apprêts, et toutefois si ciselée dans la précise avancée des mots, des données, le souci chez le lecteur de mieux comprendre les soubassements d’une vie. Ce n’est guère éloigné de la « géologie sallenavienne » (ses strates de Rome ou de son Eglantine…).
Il est sans doute assez malaisé de rendre compte de toute la fécondité d’un travail rétrospectif d’analyse, de réminiscence volontaire ou désirée, qui entreprend de lier les périodes créatrices de manière causale et juste : combien d’auteurs n’épuisent-ils pas le passé en le sollicitant trop ou négligemment ; ici, le propos est de tenir la note passée au plus juste de sa nature et de ses effets. Le narrateur tente d’éprouver au plus près les causes et conséquences de telle rencontre, de tel séjour, sans accentuer la chose mais pour éclairer sa propre conscience et nourrir, au-delà des circonstances et de sa seule personne, ce qui est essentiel : la littérature. Le séjour japonais, aussi bref fût-il, a laissé de lourdes traces, et, toutefois, a permis à l’écrivain de trouver son sillon d’écriture et d’approfondir les thèmes.
Du Japon, René envoya nombre de lettres à ses proches (sa mère, son frère Jean, ses grands-mères…), et le retour sur cette correspondance au « regard faussé » nous vaut une authentique leçon d’humilité et de lucidité. On est si peu de chose quand on tronque ce qui est vécu. La hauteur éthique du texte est dans cette révélation sur soi, quelles que soient les années et les erreurs.
De belles pages orientent le lecteur vers des coins « perdus » de Tokyo (que l’érection de nouveaux quartiers pour les Jeux Olympiques n’a pas tout à fait détruits), sur une colline, assez semblable, nous dit René, à ce paysage du sud, Aiguelongue. D’autres signent l’apprentissage tout simplement de la vie intellectuelle, éditoriale d’un écrivain : L’Extrémité du monde, Personnes et personnages, Jardins et Rues des capitales, attestent des séjours et formations.
La maladie du père (et le narrateur pointe son propre égoïsme), le journal de la mère tant aimée (Jean ne dit-il pas : « René a écrit un beau livre sur maman, moi je lui ai consacré ma vie » ?), une relecture de l’Empire des signes de Barthes, jaugé comme bien naïf après coup, l’évocation de son grand-père maternel mort en 34 (et dont le « 13 mars » éclaire encore les yeux de la mère très âgée, partie aussi en 2015), le séjour avec Ryôji dans le Devon, les pièces, le travail avec Arias, la découverte hâtive de Pasolini dès 1970, les amitiés féminines et masculines dès l’école, il faudrait tout citer tant ces événements se croisent, s’annoncent (à ce propos l’auteur tient sans doute à la prémonition), s’éclairent.
Une belle écriture, élégante et précise, qui n’a parfois pas peur de prendre la forme de longs développements et dont la syntaxe semble sœur de celle d’un Bianciotti, auteur aimé comme on le sait, porte ces témoignages sur une époque, une initiation en littérature, une initiation sentimentale et amoureuse (à propos de laquelle, l’écrivain use des outils freudiens et autres pour l’analyser au plus vrai) à un degré d’intensité et d’incandescence assez rare.
De Ceccatty, faut-il le rappeler, est l’un de nos meilleurs écrivains francophones (avec les romancières Ernaux, Sallenave, Lefèvre ; les poètes Grandmont et Vandenschrick ; Quignard, Visage, Schifano, Bergounioux, Enard), le temps l’assurera en dehors des modes éphémères qui n’encensent que les médiocres.
Philippe Leuckx
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