Marche forcée, oeuvres, 1930-1944, Miklós Radnóti
Marche forcée, Œuvres, 1930-1944, trad.hongrois et présentation par Jean-Luc Moreau, Editions Phébus, Collection D’aujourd’hui. Étranger, 2000
Ecrivain(s): Miklós Radnóti Edition: Phébus
« La mort, de notre attente, est la rose vermeille ».
Il était une fois un jeune homme qui marchait vers le nord. Il ne mangeait ni ne buvait. Il ne toucha pas au pain que lui jeta un boulanger. Il ne put y toucher. On cassait les bras qui se tendaient. Il était une fois un homme plein d’espoir qui avait pour compagnons de voyage des hommes qui étaient abattus parce qu’ils étaient pieds nus ou parce qu’ils avaient gardé leurs chaussures. Il était une fois un homme qui voulut malgré tout continuer. Il ne pouvait ni manger, ni boire. Ce qui retint son attention, un soir de magnifique coucher de soleil, ce fut un peu de maïs séché, qui était éparpillé sur le sol, et qui l’appelait. Sans manger ni boire. Le cochon qu’il vit au loin voulut bien lui laisser un peu de son modeste repas (bouillie de maïs). Il était une fois un homme qui marchait en direction du nord. Il vit son ami musicien (qui n’avait guère plus de vingt printemps dans ses chaussures – il les avait gardées –) recevoir une balle dans la nuque parce qu’il ne voulait pas se défaire de son violon (dont il se servait pour vivre). Il le vit se relever, marcher en boitant vers un arbre, et s’écrouler, obéissant au chant d’une mitraillette, lequel avait immédiatement suivi ces aboiements : Der springt noch auf (Il remue encore).
Lui continuait. Dans la boue. Il boite, ses pieds sont en sang. Sans manger ni boire. Il ne peut plus marcher. Le bandage que des amis lui font n’y change rien. Il veut écrire à sa femme qu’il est en train de courir vers elle. « Mes enfants, je n’en peux plus », confie-t-il à des oreilles alentour qui, remplies de sang et de boue, ne peuvent l’entendre. Il était une fois un homme à qui l’on demanda, sans formule de politesse, de creuser un trou – sa tombe – dans un sol très dur. À qui l’on demanda de s’agenouiller près du trou et de baisser la tête. Pendant que ses compagnons de voyage voyaient le soleil les quitter à jamais, lui avait rampé (il ne pouvait plus marcher) jusque derrière le talus que constituait la terre qu’on avait enlevée du sol, avait sorti un petit carnet de son blouson noir taché de sang et de boue, et s’était mis, à l’abri de tous les regards, à écrire. Mais déjà, il ne restait que lui…
Cet homme, c’est un poète. C’est Radnóti. Cet homme n’est pas mort. Il a mis suffisamment de lui dans son œuvre pour que ça continue à vivre tout seul. Il ne tient qu’à vous de lui rendre, par votre lecture attentive, quelques-unes des heures de soleil qu’on lui a arrachées. Il ne tient qu’à vous de ne pas le tuer une seconde fois.
Matthieu Gosztola
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