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Marche forcée, oeuvres, 1930-1944, Miklós Radnóti

Ecrit par Matthieu Gosztola 10.11.12 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Poésie, Pays de l'Est, Récits, Phébus

Marche forcée, Œuvres, 1930-1944, trad.hongrois et présentation par Jean-Luc Moreau, Editions Phébus, Collection D’aujourd’hui. Étranger, 2000

Ecrivain(s): Miklós Radnóti Edition: Phébus

Marche forcée, oeuvres, 1930-1944, Miklós Radnóti

 

« La mort, de notre attente, est la rose vermeille ».

Il était une fois un jeune homme qui marchait vers le nord. Il ne mangeait ni ne buvait. Il ne toucha pas au pain que lui jeta un boulanger. Il ne put y toucher. On cassait les bras qui se tendaient. Il était une fois un homme plein d’espoir qui avait pour compagnons de voyage des hommes qui étaient abattus parce qu’ils étaient pieds nus ou parce qu’ils avaient gardé leurs chaussures. Il était une fois un homme qui voulut malgré tout continuer. Il ne pouvait ni manger, ni boire. Ce qui retint son attention, un soir de magnifique coucher de soleil, ce fut un peu de maïs séché, qui était éparpillé sur le sol, et qui l’appelait. Sans manger ni boire. Le cochon qu’il vit au loin voulut bien lui laisser un peu de son modeste repas (bouillie de maïs). Il était une fois un homme qui marchait en direction du nord. Il vit son ami musicien (qui n’avait guère plus de vingt printemps dans ses chaussures – il les avait gardées –) recevoir une balle dans la nuque parce qu’il ne voulait pas se défaire de son violon (dont il se servait pour vivre). Il le vit se relever, marcher en boitant vers un arbre, et s’écrouler, obéissant au chant d’une mitraillette, lequel avait immédiatement suivi ces aboiements : Der springt noch auf (Il remue encore).

Lui continuait. Dans la boue. Il boite, ses pieds sont en sang. Sans manger ni boire. Il ne peut plus marcher. Le bandage que des amis lui font n’y change rien. Il veut écrire à sa femme qu’il est en train de courir vers elle. « Mes enfants, je n’en peux plus », confie-t-il à des oreilles alentour qui, remplies de sang et de boue, ne peuvent l’entendre. Il était une fois un homme à qui l’on demanda, sans formule de politesse, de creuser un trou – sa tombe – dans un sol très dur. À qui l’on demanda de s’agenouiller près du trou et de baisser la tête. Pendant que ses compagnons de voyage voyaient le soleil les quitter à jamais, lui avait rampé (il ne pouvait plus marcher) jusque derrière le talus que constituait la terre qu’on avait enlevée du sol, avait sorti un petit carnet de son blouson noir taché de sang et de boue, et s’était mis, à l’abri de tous les regards, à écrire. Mais déjà, il ne restait que lui…

Cet homme, c’est un poète. C’est Radnóti. Cet homme n’est pas mort. Il a mis suffisamment de lui dans son œuvre pour que ça continue à vivre tout seul. Il ne tient qu’à vous de lui rendre, par votre lecture attentive, quelques-unes des heures de soleil qu’on lui a arrachées. Il ne tient qu’à vous de ne pas le tuer une seconde fois.

 

Matthieu Gosztola


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A propos de l'écrivain

Miklós Radnóti

 

Miklós Radnóti, né le 5 mai 1909 à Budapest et mort le 9 novembre 1944 près de Abda (Győr-Moson-Sopron) est l’un des plus célèbres poètes hongrois.

Sa mère et son frère jumeau meurent à sa naissance, expérience traumatique qu’il retrace dans son récit autobiographique de 1939, Ikrek Hava. Napló a gyerekkorról (Le mois des Gémeaux. Journal de l’enfance). Il perd son père à l’âge de douze ans.

Issu d’une famille d’intellectuels, il entre à la faculté de lettres de Szeged et obtient un diplôme de hongrois et de français. Mais ses origines juives et ses idées progressistes lui interdisent un poste. Lancé sur le chemin de l’exploration des villages, il entretient des liens avec le parti communiste illégal sans jamais y appartenir.

En 1930, il publie son premier recueil Pogány köszöntő (Salut du païen). Son second recueil Új módi pásztorok éneke (Chanson des nouveaux bergers), de genre lyrique et bucolique, lui vaut un procès en 1931 pour attentat à la pudeur à la suite duquel il est condamné à huit mois de prison.

Sa poésie se tourne vers le mouvement ouvrier et la sociologie rurale. Il se rapproche du groupe littéraire des « urbains », et publie des poèmes dans la revue dirigée par Attila József, Szép Szó. C’est un antifasciste convaincu. Il est notamment loué pour son recueil de 1936, Járkálj csak, halálraítélt ! (Marche, condamné à mort !) pour lequel il gagne le Prix Baumgarten. Son poème Füttyel oszlik a béke (La paix se disperse à coups de sifflet) retrace l’ombre du plumet de la police hongroise. Conscrit au Service du Travail des Juifs, il est fusillé par les SS lors de leur retraite, le 9 novembre 1944, ses derniers poèmes en poche. On les exhumera avec son cadavre en 1946, et ils seront publiés cette même année sous le titre Tajtékos ég (Ciel nuageux).

A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com