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Mains positives, Guillaume Métayer (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 22.05.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Mains positives, Guillaume Métayer, La Rumeur libre éditions, février 2024, 110 pages, 17 €

Mains positives, Guillaume Métayer (par Marc Wetzel)

 

Les « mains positives », disent les préhistoriens, se posent là. Badigeonnée de colorant (au contraire de la « main négative »), la « positive » imprime directement sa forme sur la paroi ; c’est comme une prise d’appui massive, franche, caractéristique : une main y montre la chose qu’elle est (ou plutôt qu’elle fut !), au contraire de la main négative, dont l’empreinte est vide et vierge, qui ne fait, elle, qu’évoquer la forme que lui laisse, du dehors, le contexte coloré (craché ou vaporisé) répandu, après-coup, autour d’elle, et entre ses doigts écartés. Intituler « Mains positives » de courts poèmes en prose, c’est donc suggérer une sorte d’empreinte de pensée directement obtenue (comme un front en sueur ou en sang posé un instant sur une vitre ?), une miniature de monde comme plaquée, droitement transférée, apposée pour elle-même et non-cernée (sans halo ni fond suggestif, comme une claque sans décor). C’est un double choix de frontalité et de force, anti-symboliste (on verrait mal un Zarathoustra jouer du pochoir, et se parapher par main négative), où un « moi » s’inscrit en cri volontaire plutôt que se circonscrire en écho conscient !

Sauf que cette frontalité (admettant, comme les mains pariétales, latéralité douteuse, mutilations ou repliements énigmatiques, jeu de genres et cordialités croisées entre « tope là ! » et « doigts d’honneur ») est ici extraordinairement instruite, sophistiquée, virtuose – comme si la paume-poing venue nous assommer portait aimablement avec elle les trente-six chandelles qu’elle déclenche – mais, pourtant, belle et profonde.

Oui, belle et profonde ! Pour parler franchement, le raffiné et ludique Guillaume Métayer ne tient pas du tout ici à être sérieusement lyrique, et il l’est pourtant ; loin de la simple armada de malicieux clins d’œil espérée (et bien présente, aussi !), il y a surtout ici un regard clair, loyal, unifié, émouvant – presque naïf dans sa sortie dénudée (et délibérément égarée) hors du vestiaire académique, mû par un étonnant et libre devoir de mystère. Oui, une prose farouchement sentie, qui veut bien toucher infiniment juste, qui « imprime » droit, qui fait ce que seul l’art véritable ose : représenter directement l’irréel comme vrai – et y réussit ! Trois exemples :

« La présence ou l’absence n’y changent rien quand il s’agit d’espoirs. On remonte le temps, il y a des petites lampes à éteindre dans toutes les pièces. L’espoir est l’eau des jours. Retirer son avenir au passé ou d’un seul coup assèche les trois dimensions » (Espoir, p.55).

« Quand on monte ainsi la montagne c’est qu’on n’aime plus. On part user les chemins de halage sur les hauteurs. Quand on monte ainsi la montagne, c’est qu’elle a pris le relais de l’amour et peu à peu prend sa place avec ses oiseaux et ses leurres. Et toute la vallée s’engouffre dans l’air, comme le fleuve dans sa diachronie. Les choses sont différentes pour moi puisque je n’ai pas de montagne mais la plaine de mes pas comptés » (Ascension, p.73).

« Le plus difficile n’est pas de changer quelques lettres, le regard peut le faire, le plus difficile est de changer le regard. Le temps peut le faire. Le plus difficile n’est pas de tourner les aiguilles, la main peut le faire, le plus difficile est de faire avancer l’âme ; la déception peut le faire. Le plus difficile n’est pas de ne pas pleurer, tout le monde peut le faire, c’est de porter toujours le même sac » (Difficile, p.86).

J’ignore quelle unité l’auteur attendait de son propos, mais (si elle existe, ou est formulable du-dehors), elle paraît à la confluence de trois recherches éminemment personnelles, qui sont :

Se mettre en quête d’endroits pleins, à la fois nécessaires et suffisants, cerner et décrire de véritables lieux de rôles, comme de communes pierres de touche spatiales, où personne ne subsiste sans se changer lui-même à proportion, et dans lesquels chacun a à la fois risque et chance d’y devenir ce qu’il est ! Ainsi d’une piscine municipale (p.20) (avec ses pauvres et obligées résurrections de vestiaires), d’un jardin public (p.24) (qui fut et reste, pour chacun, enfant, le premier inconnu collectif avec lequel se familiariser, la sorte de champ de bataille protégé dans lequel l’hostilité s’éprouve, et l’impersonnalité s’apprend), d’une scène théâtrale (p.96) (où chacun ne vaut que comme faire-valoir de ce qui le dépasse : le dernier rôle de l’avant-dernier, le figurant du conversant, la star du metteur en scène, celui-ci de l’auteur, et l’auteur du public et de Dieu : il y faut, pour tous, soit assurer ses « répliques » soit repartir en libre roi de son délire privé), ou devant une porte de train (p.38), (où le compromis psycho-social de tout matériel partagé s’avoue dans la standardisation ferroviaire de tous ses modèles : chaque porte de train étudiée, partout dans le monde, pour à la fois n’être pas ouvrable aux suicidaires et amadouer les claustrophobes).

La seconde recherche de l’auteur ici porte sur des gestes de présence, c’est-à-dire des postures et mouvements qu’un corps ne peut avoir qu’en situation : un corps s’y aide du monde pour être dans le monde (untel a « cette manière de se pencher pour refaire ses lacets avec les bras les plus longs du monde » (p.45), un autre « mène une vie de pince à cornichons dans une comédie musicale » (p.47)… On s’aide du monde – comme l’enfant (p.25) compte faire atterrir ses avions en papier sur le toit de l’immeuble d’en-face – pour s’y couler et étalonner mieux (comme l’enfant mesure intuitivement une hauteur de mur à la possibilité de l’« escalader ou non avec un ballon sous l’aisselle » (id.). C’est exactement vivre à l’estime, en destin réel (= en temps réel d’apprendre de lui à le maîtriser en retour !), et à critères fantasques, mais infalsifiables : comme établir qu’il y a, parmi les gens, ceux qui « ont déjà lancé des marrons sur la tente de la sorcière et sur le break d’autres monstres » (p.24)…, et les autres ! La parole même est un tel geste de présence quand ce qu’on se dit communément à soi-même fait habiter ainsi ou autrement le monde. Et même le monde objectif a, bien observé, une idiosyncrasie qu’on peut tourner ou non en notre faveur, tels « les verres de blanc » qu’on ne « peut empêcher de trinquer lors d’un tremblement de terre » (p.18). La poésie est comme l’étude des gestes de présence du monde même, permettant de mieux nous éclairer de lui. « C’est à ces formes de flaque, de chute dans la crème, d’ombre en clef sur la mer que j’apprécierai désormais notre existence dans le puzzle » (p.23) : mains positives du puzzle du Monde !

Enfin, dernière incessante quête : celle des rythmes (vrais, indigènes, contagieux) de l’authenticité. Comment remettre son corps à l’heure du monde, sachant que « quand la minute a été bien étirée, c’est toujours la même histoire. L’élastique claque, la longue minute vous revient au nez » (p.78). Il faut, où qu’on en soit, se remettre en ordre de mortalité. La question est somptueuse, et terrible : comment se bâtir temporellement soi-même, sans pourtant ni singer, ni trahir, le monde ? Il y a là, par Guillaume Métayer, invention d’un activisme stoïcien, dans le dégagement progressif d’un usage juste, à la fois sincère et sociable, respectant les tensions et contrastes sans pourtant prestidigitation dialectique, de soi – comme le dit un admirable passage : « Ne laisse pas ton visage se construire en trois temps. Douleur, dépassement et cette joie cimentée. Je ne veux pas te voir cet enclenchement, le même dans toutes les mâchoires. On garde sa jeunesse dans l’œuf de sa souffrance, entre les mains d’un égoïsme. Ne pose jamais sur nous ce beau sourire gris » (p.74). Mains positives s’imprimant autrement sur la coquille couvée de leur malheur, et construction d’un nouveau (altruiste, et pourtant radical) tempo destinal : « À chaque battement du métronome, une barque passe et repasse en vain la barrière de corail. Arrivé aux deux points, il n’y a plus qu’à tout recommencer » (p.66).

Tout, vraiment ? Tout soi, au moins, bien sûr : la liberté, qui peaufine son passé réglable, n’a toujours pourriture que résiduelle. Il suffit qu’une lucidité garde envers elle-même son irréductible cruauté. Métayer : Michaux asticotant Queneau, qui le déride en retour ?

« Un morceau de pomme de terre cuite, entre le jaune et le gris, un morceau que l’on mange mais qu’il faudrait jeter, si l’on n’avait pas été éduqué à tout garder, qu’à la rigueur on devrait tâter dans sa poche toute sa vie, de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à l’âge mûr, puis de l’âge mûr à la mort, et que la pomme retourne à la terre, elle aussi : oui, c’est comme un morceau de pomme de terre que j’aurais dû te garder. Et suivre tes changements de couleur au lieu de les imaginer » (Pommes 1, p.92).

 

Marc Wetzel

 

Guillaume Métayer, né en 1972, est Normalien, agrégé de Lettres Classiques, traducteur de l’allemand et du hongrois, historien de la littérature. Spécialiste de Voltaire et de Nietzsche – qui n’hésite pas à réhabiliter Anatole France, chercheur au CNRS (salué par l’Académie Française) et poète (salué par Michel Deguy).



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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.