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Léviathan, Julien Green (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 01.10.25 dans La Une Livres, En Vitrine, Les Livres, Critiques, Roman, Le Livre de Poche

Léviathan, Julien Green, Le Livre de Poche, 2005, 344 pages

Edition: Le Livre de Poche

Léviathan, Julien Green (par Léon-Marc Levy)

 

Le morne ennui de la Province il y a un siècle est le décor des romans de Julien Green. Dans une topographie qui semble figée dans l’éternité, la petite ville bourgeoise, ses placettes, ses arbres ordonnés en triangle, la morosité tranquille de ses jours sans fin, ses habitants enfoncés dans des rituels immuables, Green déroule des histoires terribles, qui frisent les limites des comportements humains. Déjà Adrienne Mesurat nous avait conduits vers ces frontières où la raison vacille, où l’horreur fait surface. Mais avec Léviathan, Green franchit toutes les limites du cauchemar et, dans un cauchemar, tout est effroi, lieux sinistres, personnages monstrueux, événements terrifiants.

La fascination de Julien Green pour la topographie se retrouve dans son regard sur cette petite ville de Province. Tout y est lignes et angles, tout y est droites et coins.

Sa chambre, basse de plafond, avec une fenêtre étroite, le restaurant de Mme Londe, le petit café désert, la villa des Grosgeorge, tels étaient les quatre points cardinaux de sa vie nouvelle. Il y avait aussi les rues et les routes, les rues à travers lesquelles il suivait peureusement cette femme, les routes nocturnes où il lui parlait, où il la suppliait. Elles lui permettaient d’aller de l’un à l’autre coin de sa prison.

Le cadre provincial est loin d’être un simple décor. Green en fait un acteur à part entière du roman et, probablement, le pire. C’est de ce cadre que va suinter l’horreur, en transformant l’ennui en nuisance, les bourgeois en monstres, les jeunes filles fragiles en femmes vénales, les bords de rivière en enfer, le restaurant en gîte à maquerelle. Pas un personnage, pas un seul, ne trouve grâce aux yeux du romancier. Le Mal traverse chacun, emporte les cœurs et les esprits, défigure, au sens propre et métaphorique, ceux qui devraient être angéliques (l’héroïne s’appelle Angèle). Le Mal nourrit ce roman, au point qu’il n’y est nul combat entre lui et le Bien. Le Bien est juste absent. Complètement.

Règnent alors tous les éléments qui conduisent inéluctablement à la tragédie. Chaque personnage « est agi » par une sorte de courbe du Destin que rien ne peut infléchir. Julien Green semble faire bouger ses créatures selon un schéma dont l’issue est la chute. Guéret, figure centrale du roman, est dès les premières pages pris dans les mailles d’un filet fatal dont il ne pourra se sortir.

Une pensée singulière lui vint. Qui l’empêchait de remonter vers la ville, de rentrer chez lui ? Par un caprice de l’esprit comme en connaissent les natures mélancoliques, il se vit faisant tout le contraire de ce qu’il voulait, tournant le dos à cette jeune fille dont les pas se perdaient à présent dans le silence, et il imagina qu’il regagnait sa chambre d’où la tristesse et le désir l’avaient chassé le matin. Dans la succession de ces images, il y avait quelque chose de si impérieux qu’il en fut troublé. Pouvait-il vraiment renoncer à cette aventure, s’il le voulait ?

Le destin s’empare de lui comme un prédateur de sa proie, annulant toute volonté. Désormais, il n’aurait plus rien à décider de lui-même, les événements, bons ou mauvais, se produiraient tout seuls.

La surdétermination des personnages, leur subordination au fatum, culmine probablement dans le personnage d’une bourgeoise cossue de la ville, Mme Grosgeorge, sorte de Emma Bovary caricaturée jusqu’à l’outrance, que rien en apparence ne prédestine au drame et à une fin funeste. Rien du sort qui s’abat sur elle ne vient de l’extérieur, d’un événement ou d’un autre personnage ; son destin naît et se déploie de l’intérieur, dans une âme troublée, dans la dévastation de l’Ennui – à écrire avec majuscule comme Baudelaire parle de l’Ennui –, la haine d’une vie dont son mari sans attrait et la Province mortelle sont les sources. Elle porte l’Enfer en elle, pur, triomphant, débarrassé de toute trace de remords, d’empathie, de moralité. Elle est le Diable mais sans masque, sans ruse : le Diable assumé, ricanant.

Hors Guéret, personnage très zolien auquel le lecteur peut prêter un peu de compassion, et les hommes pitoyables qui prennent leurs repas au restaurant de Mme Londe, les portraits de femmes dans le roman sont peints au vitriol. Toutes les ignominies leur sont prêtées, la vénalité, la langue de vipère, la trahison, le sadisme. Léviathan est ainsi une sorte de bal des sorcières dont Adrienne Mesurat laissait déjà deviner les contours. Les hommes ne sont ici que des crétins, joués par le destin ou – ce qui revient au même – par leurs pitoyables pulsions alors que les femmes sont à la baguette : elles veulent et font le Mal. Elles mènent leur monde, mais pas dans le bon sens. À la lecture de Léviathan on comprend d’où vient la réputation de misogynie de Green.

Sans un rai de lumière, l’arc narratif aboutit à ce que l’on pressent, l’inéluctable et effrayante chute.

Roman terrible, qui a la beauté glaçante du Mal absolu, Léviathan est un grand ouvrage du premier XXe siècle.

 

Léon-Marc Levy



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A propos du rédacteur

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /