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Lettre d’une inconnue, Stefan Zweig (par Matthieu Gosztola)

Ecrit par Matthieu Gosztola le 20.09.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Lettre d’une inconnue, Stefan Zweig (par Matthieu Gosztola)

 

Élie Faure évoque dans L’homme et la danse le « tourbillon de flammes dansantes, qui tout d’un coup s’éteignent pour se figer en lisse et dense fût de bronze, bronze brûlant encore de ces flammes qui l’ont fondu ». La passion sont les flammes qui ont fondu chaque phrase de cette lettre d’une inconnue, encore brûlante à la lecture.

Grâce à Zweig, les mots de cette lettre – inépuisable, telle une vie non retenue dans son envol, tel un fleuve qui se sait fleuve – deviennent ainsi comme la ligne de crête d’un amour. Inépuisable comme l’est toute confession qui s’offre sans chercher à être la première mesure d’une symphonie à construire en tandem (car à deux, l’on peut retrouver tous les instruments d’un orchestre, tous les timbres). Comme l’est toute confession qui ne se donne que pour ce qu’elle est – une confession –, et non pour ce qu’elle n’est pas : un espoir, une supplique, voire une appréhension. Pur don ici. Qui bouleverse :

« À toi seul je veux parler, tout te dire pour la première fois. Tu connaîtras tout de ma vie, qui a toujours été tienne et dont tu n’as jamais rien su. Mais tu ne connaîtras mon secret que lorsque je serai morte, lorsque tu ne pourras plus me répondre, lorsque ce qui en cet instant fait trembler mes membres de chaleur et de froid m’aura définitivement emportée. Si je devais survivre, alors je déchirerais cette lettre et continuerais de me taire, comme je me suis toujours tue. Si en revanche tu venais à l’avoir entre les mains, sache alors que c’est ici une morte qui te raconte sa vie, sa vie qui fut tienne de la première à la dernière heure. N’aie pas peur de mes paroles ; une morte ne réclame plus rien, elle ne veut ni amour, ni pitié, ni consolation ».

Cette confession, pour nous toucher au cœur, est le résultat d’une dénudation, par Zweig, de chaque phrase (comme il dénuderait des fils électriques), la privant de toute gaine, de toute possibilité d’artifice. La touchant, le courant de l’émotion chemine en nous-mêmes, lecteurs.

L’auteur fait en sorte que la parole éveillée soit, toujours, un geste simple et sans visée (n’importe quel geste simple et sans visée) du corps presque nu dans la lumière du matin, l’été, au bord de la mer, quand les volets ont été ouverts, et que le vent, même faible, nous appelle, nous rappelle à lui. L’auteur fait en sorte que la parole réveillée porte, colorées par l’instant de l’amour – qui dure une vie entière –, par sa chaleur et sa lumière qui n’est pas aveuglante, les choses dans leur fragilité, dans leur dénuement. Porte les choses pour ne pas les contraindre, et aussi pour – par-delà les mensonges du discours et les prestiges de l’image poétique pensée comme trouvaille – ne pas les rehausser. Car la passion franche (l’on ne parle point ici des heurts d’appropriation fondant une imagination torturée) n’est pas traits de maquillage rendant plus vif le visage du commun ; elle est véritable connaissance, sincère approche de l’unicité d’un être envisagée comme totalité où, de tout son soi se mouvoir, sans ennui possible, sans halte envisageable.

Comme l’écrit Dominique Bona, dans Mes vies secrètes, Dominique Bona qui confesse n’avoir « pas pu écrire [l]a biographie [de Zweig] sans éprouver à chaque instant son emprise, gravée au plus profond » : « Dès qu’on lit Zweig, la lumière s’éteint, les contours de la réalité s’estompent et c’est une autre réalité qui surgit : celle des rêves, dont il a le secret. Le biographe, comme le lecteur, pénètre dans une atmosphère étouffante, hypnotique, et espère une aube qui ne vient pas. J’essayai de démontrer le plus étrange paradoxe de Zweig : tout ce que ce grand neurasthénique écrit a une puissante force de consolation. On se sent immédiatement compris, aimé, absous, grâce à lui. À Vienne, à Salzbourg, à Londres, à Petrópolis, partout où il est passé et où je suis allée le chercher, le paysage s’efface, perd son pittoresque, tout est dépouillé. Ce qui apparaît alors, grâce à cette personnalité poétique et pudique, habitée de sombres visions, c’est un univers qu’on ne soupçonnait pas. Une espèce d’outre-monde, où la tendresse circule à flots ».

Bienheureuse celle, bienheureux celui qui lit Brief einer Unbekannten dans la langue de Zweig, à son bureau, à proximité d’une chandelle*, non pour l’éclairage, mais pour la vie qu’elle apporte, se souvenant de ce qu’a écrit le philosophe Bachelard : « [s]ur la table […], à côté des objets prisonniers dans leur forme, à côté des livres qui instruisent lentement, la flamme de la chandelle appel[le] des pensées sans mesure, suscit[e] des images sans limite ». Nous fait « faire de vivantes rêveries ».

 

Matthieu Gosztola

 

* Pareille à celles qui vivent dans Ludwig ou le Crépuscule des dieux de Visconti (1973) ou – mieux encore – dans Barry Lyndon de Kubrick (1975).

 

  • Vu: 1841

A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com