Les sœurs de Fall River, Sarah Schmidt
Les sœurs de Fall River (See What I Have Done), mars 2018, trad. anglais (Australie) Mathilde Bach, 445 pages, 23 €
Ecrivain(s): Sarah Schmidt Edition: RivagesVoilà un premier roman maîtrisé de bout en bout, qui bâtit un univers glauque et étouffant, des personnages aussi improbables qu’exceptionnels, une narration fluide et forte superbement traduite par Mathilde Bach. Aucun lecteur n’échappera à l’emprise de ce roman tant la sobriété de l’écriture, la personnalité erratique et spectrale des sœurs Borden, rendent ce roman puissamment addictif. Oui, Sarah Schmidt signe un premier roman de haute volée.
Bien que prenant son point de départ dans un célèbre fait-divers*, cette œuvre n’est que peu une exofiction. Sarah Schmidt crée une fiction pure, éloignée de tout souci documentaire. Elle recrée un fait-divers en utilisant comme moteur narratif les pensées intérieures des protagonistes, donnant ainsi au récit une polyphonie macabre qui peu à peu nous mène à l’inexorable issue. Car s’il est un ingrédient qui constitue le fil directeur et la marque de ce roman, c’est une extrême tension, fondée sur la violence inouïe des rapports entre les personnages (TOUS les personnages, jamais il n’apparaît le moindre rapport d’affection ou de confiance !). Le meurtre des parents Borden pour ouvrir l’histoire, puis en alternant le jour d’avant/le jour d’après, la lente coulée de haine des parents entre eux, des parents et de leurs filles, des sœurs entre elles, de la domestique envers tous ses employeurs.
C’est une chape sombre et morbide qui pèse sur cet univers, nous engluant rapidement dans une atmosphère de déliquescence, de putréfaction, de mort en marche.
Qui a tué Andrew Borden et son épouse Abby, ou plutôt qui a « découpé » ces malheureux (selon l’expression de Lizzie Borden aux policiers) d’une pluie de coups de hache qui en ont fait une bouillie sanglante ? Curieusement, ce n’est pas l’intérêt majeur de ce livre qui n’est pas un whodunnit (de toute façon on se doute bien de qui sont les assassins probables). L’intrigue majeure est le personnage stupéfiant de Lizzie Borden.
Folle ? Vraisemblablement, en tout cas cette femme de plus de trente ans possède une psychologie d’enfant de 12 ans et une fascination maladive pour tout ce qui est lié à la mort.
« J’ai passé la main sur mon visage, laissé la plume retomber au sol, remarqué de minuscules traces de sang sur mes doigts. Je les ai portés à mon nez puis à ma bouche. Je les ai léchés, pour sentir le goût de Père, le mien. J’ai avalé ».
Sa haine et sa jalousie de la femme de son père (Andrew Borden s’est remarié après la mort de la mère des filles) la ravagent complètement, jusqu’à devenir la seule passion de la jeune femme. La Lizzie Borden de Sarah Schmidt est une créature angélique et démoniaque, traversée par des pulsions puériles et des violences passionnelles incontrôlables. Souvent on pense au personnage féminin du superbe film de Roman Polanski, Répulsion :
« Les murs rétrécissaient autour de moi, sur le papier peint, le rouge, le bleu et le vert tourbillonnaient. J’avais mal au cœur. J’ai plaqué les mains sur mes yeux et attendu que la vague passe. Ma mémoire n’arrivait pas à recenser tous les détails. Je chassais toutes ces présences autour de moi.
Tout ce que j’arrivais à revoir, c’était ce moment, quelques jours auparavant, alors que Père, Mme Borden et moi étions assis à la table de la salle à manger à avaler notre ragoût de mouton. Mme Borden aspirait la soupe à la cuillère, truie carnivore, j’observais sa langue, grise et épaisse, qui sortait d’entre ses lèvres. Je l’imaginais dans la bouche de Père. Le goût de leurs salives mélangées ».
Ce livre est pétri d’une glaise morbide. Les esprits, les lieux sont habités par la mort et la désolation.
« Au milieu de la rue, il y avait un tas de fumier de cheval, du foin tendre mélangé à de la boue de marécage et des fruits pourris ; comme le lit de la rivière Quequechan traversant la ville. Je détestais l’été à Fall River, l’odeur de la mort que la saison charriait ».
Et autour de Lizzie, deux portraits de femmes peu communs. Celui de la sœur aînée Emma, dans des flux et reflux d’amour/répulsion avec sa sœur. Parfois même dans un même élan, les deux se confondent, transformant un geste de tendresse en violence à peine contenue. Et aussi celui de la servante, Bridget, arrivée de son Irlande natale et qui jamais n’acceptera son sort de déracinée. Bridget dans sa cuisine réchauffant pour la dixième fois de la semaine son éternel ragoût de mouton. Car la nourriture dans la maison est à l’image du reste : sinistre.
« Pour M. Borden, ragoût de mouton et pain ; pour John, ragoût de mouton et pain ; pour Mme Borden, un morceau de gâteau et deux biscuits au beurre. Et une tasse de thé pour chacun ».
Les ombres de la maison Borden ne quitteront pas les lecteurs de sitôt. Les figures qui s’y glissent sont obsédantes et terribles. Et Sarah Schmidt est une sacrée débutante !
Léon-Marc Levy
* Pour en savoir plus sur l’affaire elle-même suivez ce lien :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Lizzie_Borden
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