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Les sautes d’humour de Marcel Proust, Serge Sanchez, par Michel Host

Ecrit par Michel Host le 12.06.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Les sautes d’humour de Marcel Proust, Serge Sanchez, Payot, avril 2015, Collection dirigée par Mario Pasa, 160 pp., 12 €

Les sautes d’humour de Marcel Proust, Serge Sanchez, par Michel Host

 

Une lecture est une aventure personnelle, sinon « à quoi bon ? », Michel Host

 

Entre rire et sourire, l’esprit !

« Parfois dans la vie, sous le coup d’une émotion exceptionnelle, on dit ce que l’on pense », Le Côté de Guermantes, cité par Serge Sanchez (p.155)

 

Un de mes amis, rappelant la célèbre définition du « propre de l’homme » selon Rabelais, ajoutait que, de nos jours, il n’est plus de rires sans arrière-pensées. Il citait aussitôt Jules Renard se présentant à ses lecteurs : Je suis le monsieur qui a toujours, hélas !… le petit mot pour rire.

Il s’agissait, chez l’auteur de Poil de carotte, de la plaisanterie, qui se fait humour grâce à un « hélas ! » déposé là comme l’œuf de Pâques au jardin… C’est le regard porté sur soi-même plutôt que sur autrui ou cela qui, le plus souvent, navigue dans des eaux incertaines – ne pas blesser trop douloureusement, ne pas manquer la cible, ne pas se mettre à nu tout en se dévoilant un peu… – et s’accommode en un dessert exquis appelé « mot d’esprit ». Et certes, lorsqu’on entre chez Marcel Proust, constructeur d’une « cathédrale » (les meilleurs experts en architecture littéraire en font foi), ce n’est pas la franche envie de rire qui nous saisit à la gorge, tant nous impressionnent, entre nef et transept, entre bénitier et tympan dédié aux cieux et à l’enfer, les échos d’une société engloutie.

Serge Sanchez, en réunissant ces traits proustiens épars dans La Recherche, en les rangeant par affinités ou proximités, nous rappelle que le grand Marcel avait autant d’esprit que d’humour, et que, au témoignage du portraitiste Jacques-Émile Blanche, il pouvait même, dans le privé et le feu de la conversation, se montrer d’une allègre férocité. Rire n’est donc pas exactement le propre du grand Marcel, mais davantage la curiosité, celle d’aller regarder sous les masques… On sourit, oui, après coup ! Il ne fréquentait pas Saint-Simon pour rien. Les possibles comparaisons, l’avant-propos de Serge Sanchez les voit ainsi : Une sorte de bonheur narratif l’entraînait à développer interminablement les soirées drolatiques chez les Guermantes ou les Verdurin, à graver détail après détail, d’un burin assassin, les portraits de personnages grotesques en même temps qu’émouvants, comme Charlus ou Bloch. Une telle virtuosité […] On la rencontre plus fréquemment outre-Manche, chez Dickens ou Jane Austen. Esprit, humour, finesse… tout ce qui fait tant défaut à notre temps, allons les chercher au fil de ces légers « prélèvements », en les soulignant de rapides commentaires, chez le plus grand romancier de son temps.

Un amoureux sera moins heureux de causer de l’amour avec Stendhal que de sa maîtresse avec un porteur d’eau (Jean Santeuil)

– Un brin potache, non ? – et peut-être difficile à comprendre du fait de la disparition des porteurs d’eau. Mes commentaires seront pourtant de l’eau de leurs dame-jeanne : nous ne sommes pas ensemble pour nous ennuyer.

J’appelle ici amour une torture réciproque (Les Plaisirs et les Jours)

– Femme ou homme, l’amour de la vérité et l’expérience me conduit à approuver la sentence.

Plus le désir avance, plus la possession véritable s’éloigne (Albertine disparue)

– Marcel nous invite-t-il à penser qu’illusion et possession sont synonymes ?

Les femmes un peu difficiles, qu’on ne possède pas tout de suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu’on pourra jamais les posséder, sont les seules intéressantes (Le Côté de Guermantes)

– Mais qu’entendait donc Marcel par « les femmes » ? Et par « posséder » ? Et par « intéressantes » ?

Ma mère […] savait qu’une grande partie des plaisirs qu’une femme trouve à pénétrer dans un milieu différent de celui où elle vivait autrefois lui manquerait si elle ne pouvait informer ses anciennes relations de celles, relativement plus brillantes, par lesquelles elle les a remplacées (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

– Quelque fond d’archaïque misogynie ?

Gilberte était comme ces pays avec qui on n’ose pas faire d’alliance parce qu’ils changent trop souvent de gouvernement (Albertine disparue)

– Eh oui, j’en ai rencontré des Gilberte ! Et vous ? Ou des relations internationales appliquées aux relations personnelles.

M. de Charlus taxait d’inversion la grande majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec qui il avait eu des relations (La Prisonnière)

– J’ai rencontré, c’était au XXe siècle, chez Grasset, et je tairai les noms, deux « invertis » devenus académiciens l’un et l’autre, qui tenaient à me faire dire que Tourgueniev et Flaubert pratiquaient la même religion qu’eux, dont ils firent plus tard ouvertement un argument de vente pour leurs livres ! Je me suis refusé à cette pantalonnade, bien entendu. Ils m’ont estimé très borné.

J’avais la naïveté des gens qui croient qu’un goût en exclut forcément un autre (Sodome et Gomorrhe)

– C’est vrai, dans la marine de plaisance, on a vu récemment des modèles nouveaux, qui ne l’étaient donc pas tant que cela, d’esquifs à voile et à moteur !

Un milieu élégant est celui où l’opinion de chacun est faite de l’opinion des autres (Les Plaisirs et les Jours)

– Les snobs sont restés semblables à eux-mêmes, sauf qu’ils expriment maintenant leur opinion avec approximation et souvent grossièreté.

Il faut avouer que chez elle le naturel est parfois bien affecté (Lettre à Reynaldo Hahn)

– J’ai vu un poète et prosateur notoire de notre temps comme « imitant si bien le naturel dans son style, qu’il en paraît naturel ». On a pris cela pour une critique alors que je parlais seulement de « grand art ».

Ah ! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Il a sa rue (Du côté de chez Swann)

– Rares sont les militaires qui brillent à la fois sur les champs de bataille et dans les salons !

Par un excès de politesse qu’il gardait même quand il jouait au tennis, à force de demander des permissions aux personnages de marque avant d’attraper la balle, il faisait inévitablement perdre la partie à son camp (Sodome et Gomorrhe)

– Il y a beau temps que les McEnroe, les Connors, et quelques autres de cet acabit, ne perdent plus leurs parties par excès de courtoisie ! Qu’on me pardonne, mon intérêt pour le tennis s’est arrêté à leur époque. Proust agrandit son court personnel : il nous suggère le comique.

Ces amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les Iéna (Du côté de chez Swann)

– Qui dira plus drôlement que Marcel le mépris de l’interlocuteur, de l’autre et de tous les autres ?

Je me demande toujours, quand elle est ici, si le moment n’est pas venu où son intelligence va s’éveiller, ce qui fait toujours un peu peur (Le Côté de Guermantes)

– Pure moquerie ? Médisance ? Vérité sortant de son puits ?

Il est d’autres sujets encore, abordés par Serge Sanchez (Malades et maladies, Proust au naturel, Façons de parler, etc.), nous ne les déflorerons pas. Finissons par quelques éclairs jetés du côté de la littérature, qui intéresse encore à ce qu’on dit :

Il a publié il y a deux ans – il est d’ailleurs beaucoup plus âgé que vous, naturellement – un ouvrage relatif au sentiment de l’Infini sur la rive occidentale du lac Victoria-Nyanza… (M. de Norpois. À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

– Le sentiment de l’infini ? Est-ce que cela a à voir avec l’éternité ? Tenez, l’autre jour, c’était sur Arte… vous savez que nous avons la télévision, maintenant ?… eh bien, j’ai vu défiler nos Immortels !… Il y avait réception… Des mines d’enterrement ! Ils n’en ont plus pour longtemps.

La lecture. – Oh ! cest une passion de tout repos chez un mari ! s’écriait Mme Bontemps en étouffant un rire satanique (À l’ombre des jeunes filles en fleurs)

– Vous n’ignorez pas que les lecteurs font les auteurs, parfois même les écrivains… l’inverse est moins couramment observé.

La dame pipi au sujet d’un habitué qui vient de perdre sa femme : J’ai tâché de le remonter, je lui ai dit : « Il ne faut pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ça vous fera une petite distraction » (Le Côté de Guermantes)

– Emparons-nous de cette saillie stupéfiante, dédions-la à tous les écrivains que la dame pipi des pages littéraires de certain quotidien dit « du soir » a quittés il y a deux années, ou trois, sans leur laisser le temps de faire leur deuil.

En manière de conclusion, non seulement avec Serge Sanchez, mais aussi avec Marcel Proust, nous pouvons penser que ce recueil d’anecdotes, ici à peine effleuré, nous conduit à des « règles universelles », voire « à la philosophie », et que « chacun trouvera dans ce petit florilège une pensée qui semble ne s’adresser qu’à lui ». Lire La Recherche en gardant cela à l’esprit nous introduira sans doute à l’ironie et à la facétie sous-jacentes de ce grand texte. Peut-être même, le cas échéant, y trouvera-t-on la clef de la porte de la cathédrale que l’on n’aura pas encore eu le temps ou l’audace de visiter.

 

Michel Host

 

De Marcel, nous savons mille choses. La plupart de ses œuvres ont été ici entrouvertes. De Serge Sanchez, nous apprenons qu’après avoir traité de faits divers et de faits de société, il a « bricabraqué » (le mot est de Balzac) et même fouiné en littérature. On lira de lui La Lampe de Proust et autres objets de la littérature (Payot, 2013), humour et visite chez les grands écrivains et leurs « accessoires ». Dans la même collection, chez Payot, on trouvera aussi Les sautes d’humour de Jane Austen, par Dominique Enright, et Les sautes d’humour de Winston Churchill, par le même enquêteur.

 

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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005