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Les Routes de la traduction. Babel à Genève, Barbara Cassin, Nicolas Ducimetière

Ecrit par Gilles Banderier 07.02.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Gallimard

Les Routes de la traduction. Babel à Genève, Coédition Gallimard/Fondation, novembre 2017, 336 pages, 39 €

Ecrivain(s): Barbara Cassin, Nicolas Ducimetière Edition: Gallimard

Les Routes de la traduction. Babel à Genève, Barbara Cassin, Nicolas Ducimetière

 

Bibliophile zurichois, Martin Bodmer (1899-1971) avait réuni une extraordinaire collection, très étendue dans le temps et dans l’espace (contrairement à d’autres bibliophiles qui se spécialisent dans une seule langue et une période précise – par exemple, le livre à estampes du XVIIIe siècle français). Cela ne signifie pas que l’ancien vice-président de la Croix-Rouge internationale fut un brouillon touche-à-tout. Il s’était proposé de réunir les témoignages les plus marquants du génie humain en matière littéraire, articulés selon cinq domaines, cinq « phares » : la Bible, Homère, Dante, Shakespeare et Goethe. Leur étude approfondie suffit déjà à remplir une vie ; à plus forte raison si on se met à en rassembler les multiples éditions et traductions (qui pourrait se flatter de posséder un exemplaire de chaque Bible jamais imprimée ?). Les traductions occupent une place de choix dans le projet de Martin Bodmer (la Bible étant elle-même un texte plurilingue. L’évangile selon saint Matthieu, que nous possédons en grec, est la traduction d’un original hébreu, perdu pour le moment).

À l’instar des critiques littéraires, les traducteurs sont en général méprisés. On les considère comme des tâcherons, des intermédiaires amovibles, comme le seraient tous les intermédiaires. Il faut toutefois souligner deux points. D’une part, même à une époque où les auteurs ne percevaient qu’une rémunération très aléatoire, voire pas de rémunération du tout, pour leurs œuvres, si géniales fussent-elles, les traducteurs étaient, dans la chaîne de production d’un livre, parmi les « intermédiaires » les mieux payés (c’était encore le cas dans l’URSS de Staline – voir page 166). D’autre part, de très grands écrivains, comme Goethe, Baudelaire ou Stefan George, ne jugèrent pas indigne de leur talent d’écrire des traductions. Goethe avait donné une version allemande du Neveu de Rameau, qui fut retraduite en français (car, entre-temps, le texte original de Diderot avait disparu). Restons en compagnie du maître de Weimar, dont le Faust avait été traduit par Gérard de Nerval (pas un écrivain mineur, lui non plus). À la fin de sa vie, dans les entretiens qu’il eut avec son secrétaire Eckermann, Goethe rendit à Nerval le plus bel hommage qu’un auteur pût rendre à son traducteur : « En allemand, dit-il, je n’aime plus lire Faust, mais dans cette traduction française tout reprend fraîcheur, nouveauté et esprit » (3 janvier 1830, « Im Deutschen, sagte er, mag ich den “Faust” nicht mehr lesen ; aber in dieser französischen Übersetzung wirkt alles wieder durchaus frisch, neu und geistreich »). Dans ce même recueil d’entretiens, Goethe reprit un concept (formulé dès 1772 par un érudit oublié, August Ludwig Schlözer) qui fournira le socle de la collection Bodmer : celui de Weltliteratur. La Weltliteratur, dont il fut question lors de deux entretiens avec Eckermann (31 janvier et 15 juillet 1827) et qu’il faut traduire par « littérature universelle » plutôt que par « littérature mondiale », rassemblait, dans la vision de Goethe, un ensemble d’œuvres, à géométrie variable, susceptibles d’intéresser toutes les nations au-delà des particularismes locaux. Des œuvres occidentales « parleraient » à des lecteurs de l’Orient, et inversement. Le concept de Weltliteratur sera porté par l’essor de l’Université allemande au XIXe siècle, et rarement aura-t-on à ce point réalisé toutes les virtualités présentes dans le substantif d’université. Loin des méthodes parfois hasardeuses de la littérature comparée à la française, l’érudition allemande donnera des œuvres d’une indépassable qualité, les deux plus marquantes étant Mimesis d’Erich Auerbach (1946) et, surtout, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin d’Ernst Robert Curtius (1948). Ces livres furent – paradoxalement – élaborés, l’un hors d’Europe, l’autre en exil intérieur, car il n’avait fallu qu’un siècle à l’Allemagne pour passer des sommets de la civilisation à la plus effrayante barbarie. Les sommes d’Auerbach et de Curtius sont en même temps de grands livres et les témoins nostalgiques d’un âge d’or à jamais disparu.

La bibliothèque de Martin Bodmer fut à bien des égards l’incarnation de la Weltliteratur. Bodmer avait pris ses dispositions pour que sa collection ne fût pas dispersée à sa mort. Il créa une fondation, non loin de Genève, laquelle fondation présente une exposition, Les Routes de la traduction. Babel à Genève(Cologny, 11 novembre 2017/25 mars 2018) dont le présent ouvrage n’est autre que le catalogue richement illustré par les merveilles de la Bibliotheca Bodmeriana pour lesquelles les collectionneurs d’aujourd’hui vendraient leur âme et le reste, au cas où elle n’aurait pas valu assez cher (on ne sait pas où donner du regard – par exemple, la traduction française de la Rhétorique d’Aristote, publiée en 1675 et dont la page de titre s’orne d’un nom tout simple : « Racine »).

Dans nos bibliothèques, en principe plus modestes que celle de Martin Bodmer, il faudrait installer ce catalogue non loin de Après Babel de George Steiner, qui enseigna longtemps à Genève et dont le nom n’est, semble-t-il, pas souvent cité (l’absence d’index des noms ou, simplement, des œuvres exposées, ne facilite pas la consultation de ce volume. De même peut-on regretter que la description matérielle des pièces ne soit pas indiquée). Plusieurs chapitres, rédigés par d’excellents spécialistes, étudient la traduction dans l’Égypte ancienne (on est surpris de voir une lettre du pharaon Akhenaton, prêtée par le Louvre, écrite en akkadien), l’adaptation à Rome de la comédie grecque (Martin Bodmer possédait le seul manuscrit connu du Dyscolos de Ménandre), les fables (de l’Inde ancienne à La Fontaine), les traductions des poèmes homériques, des Mille et une nuits, de Shakespeare, de Poe (par Baudelaire et Mallarmé), mais également – Genève est en Suisse – du célèbre roman de Johanna Spyri, Heidi.

 

Gilles Banderier

 


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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).