Les Rois d’Israël. Saül, David, Salomon. Essai comparatif, Dominique Briquel (par Gilles Banderier)
Les Rois d’Israël. Saül, David, Salomon. Essai comparatif, Dominique Briquel, Paris, Les Belles Lettres, juin 2025, 308 pages, 27 €
Edition: Les Belles Lettres
En 1938, la Revue de l’histoire des religions fit paraître un article toutes proportions gardées aussi important que celui d’Albert Einstein publié trente-trois ans plus tôt dans les Annalen der Physik : « La préhistoire des flamines majeurs » de Georges Dumézil. Outre ses résultats immédiats, cet article eut le mérite de montrer qu’on pouvait atteindre dans le domaine des sciences dites « humaines » un degré d’exactitude aussi élevé que celui dont se prévalent les sciences dites « exactes » et, par conséquent, qu’il est faux d’affirmer comme le fera Louis Pauwels dans un mot plus spirituel qu’exact, que « les sciences humaines se disent sciences comme le loup se disait grand-mère ».
La correspondance onomastique entre le latin flamen et le sanscrit brahman avait été aperçue depuis fort longtemps, mais personne n’était parvenu à dépasser cette similitude phonétique. Dumézil montra qu’il existait bien un ensemble de correspondances précises, à condition qu’on s’intéressât non à une réalité isolée, particulière, mais à une structure d’ensemble (« cette proche parenté ne se réduit pas au vocabulaire, mais s’étend à la structure de la religion », écrivait-il en 1958 dans un premier livre-bilan, L’Idéologie tripartie des Indo-Européens).
Ce fut le départ d’une prodigieuse aventure intellectuelle, qui s’étendit sur près d’un demi-siècle, d’innombrables langues et civilisations, de l’Islande au Japon.
Bien entendu, une entreprise pareille ne s’accomplit pas sans que surgissent de non moins innombrables critiques mus par des motivations variées, du désaccord érudit à la jalousie pure. Tout au long de sa carrière scientifique, aisée quoi qu’il en eût dit, Dumézil collectionna les polémiques et il ne faisait visiblement pas grand-chose pour les éviter. Avec la sûreté du coup d’œil rétrospectif, certaines apparaissent inévitables : éclairer les cérémonies que les Romains déployaient autour d’une obscure déesse, Mater Matuta, à l’aide des rituels indiens de l’Aurore était un excellent moyen de hérisser les historiens de Rome, plus ou moins ethnocentrés et convaincus de la supériorité absolue de la civilisation latine.
D’autres polémiques furent appelées par le cours naturel de la recherche, entre ceux qui tenaient la trifonctionnalité pour une illusion et ceux pour qui ce mode d’organisation existait bel et bien, mais n’était pas spécifique au monde indo-européen. Dans cette dernière catégorie se rangea John Brough (1917-1984), un indianiste anglais, professeur à Londres et à Cambridge. Pour montrer que la trifonctionnalité était universelle, il prit une Bible (sortant ainsi de son domaine d’expertise) et publia en 1959 une collection d’exemples qu’il considérait comme organisés selon l’idéologie trifonctionnelle que Dumézil avait dégagée. Tout en renforçant en apparence la démonstration du savant français, il l’affaiblissait, car « le grand comparatiste se situait dans une optique où les schèmes de pensée qu’il avait dégagés, par des rapprochements se fondant sur ce qui apparaissait dans les différents secteurs de cette aire linguistique, leur auraient été intrinsèquement liés et de ce fait n’étaient pas susceptibles de se retrouver ailleurs. […] Que cette limitation soit fondée ou non, G. Dumézil, se fondant sur la base linguistique qui délimitait le champ de son enquête et lui paraissait devoir la restreindre au seul monde indo-européen, ne pouvait que constater, au moment où il traçait un bilan final de son œuvre devant D. Éribon : "J’avais une frontière, celle que définissait le mot même : indo-européen" » (p. 254, 256). Qu’il l’eût prévu ou non, Brough s’attira une réplique foudroyante de Dumézil, qui réduisit à néant son apport. Dumézil ne cessa d’affirmer qu’il n’y avait pas de trifonctionnalité dans les textes bibliques ou alors de manière tellement marginale que cela comptait à peine.
Mais le grand savant français, un personnage étonnant (capable d’insérer une strophe de Leonard Cohen en épigraphe de Mythe et épopée II), disposait d’une capacité, moins répandue qu’on ne le pense (surtout chez les chercheurs parvenus à un certain âge), à réviser ses jugements au fil du temps et il dut admettre que tout l’article de Brough n’était pas bon pour la poubelle. Même en partant du principe que le monde sémite en général, la Bible en particulier, ne furent pas dès l’origine structurés par l’idéologie trifonctionnelle, ils se trouvèrent en contact avec des peuples indo-européens qui, eux, l’étaient.
Il ne serait pas difficile, bien qu’hors de propos et absurde, d’intenter à Dumézil un procès politique comme celui qui assombrit ses derniers jours : les études indo-européennes – parties d’Allemagne – furent dès l’origine plombées par la notion d’aryens, venue d’Inde, mais accommodée au fin palais germanique, établissant une séparation radicale entre le monde sémite (et on entend vite « juif ») et le monde aryen, dont les Allemands feraient naturellement partie et celui-ci étant, cela va de soi, supérieur à celui-là. S’agissant de Dumézil, un tel procès serait idiot, mais la bêtise est loin d’avoir disparu de nos contrées. Elle est même plus fringante que jamais.
Dominique Briquel, qui n’est ni bibliste, ni hébraïste, reprend le dossier avec des yeux neufs (en se fondant sur la traduction non-confessionnelle de Dhorme) et les résultats auxquels il parvient sont tout à fait convaincants. Relisant des livres de la Bible que même les Juifs et les chrétiens les plus dévots ne fréquentent qu’épisodiquement (Premier et Deuxième Livres de Samuel, Premier Livre des Rois, Premier Livre des Chroniques), il souligne qu’entre les rois d’Israël (David, Salomon) et ceux de Rome (Romulus, Numa Pompilius), il existait plus d’un parallèle. On renverra à la démonstration rigoureuse de Dominique Briquel, qui montre ainsi ce que Dumézil lui-même avait pressenti (« Les influences indo-européennes, presque inexistantes dans la vie du peuple et dans la religion d’Israël, ont dû en effet être plus fortes dans l’idéologie royale », Mythe et épopée I), mais ne cèle pas les problèmes que pose l’existence de ces parallèles : dans la plus grande partie des textes convoqués par Dumézil et ses continuateurs, le schéma trifonctionnel s’applique à une matière relevant de la mythologie ou de l’histoire légendaire. Mais les rois d’Israël appartiennent à l’histoire autant que Charlemagne ou Frédéric II. Dès lors, à quel titre le schéma trifonctionnel intervient-il ? Possède-t-il un ancrage historique ou n'est-il qu’un embellissement narratif de la part du chroniqueur (« Rien ne prouve en effet que l’articulation selon les trois fonctions qu’on rencontre parfois dans le récit des règnes de Saül, David, Salomon ait correspondu à une vision du monde consciente et structurée qu’auraient eue les Israélites », p. 239) ? De plus, « les éléments indo-européens, s’ils ont joué un rôle dans la construction du récit, ont été adaptés à un discours éminemment religieux qui leur donne un sens très différent, et souvent les modifie sensiblement » (p. 247). Depuis l’article de John Brough, la recherche s’est concentrée sur la Bible elle-même, le corpus canonique, mais peut-être serait-il intéressant de partir chasser dans la littérature intertestamentaire et pseudépigraphique. Dominique Briquel a l’immense mérite de montrer que la piste n’est pas froide.
Gilles Banderier
Dominique Briquel est membre correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
- Vu : 208

