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Les innocents et La rue, Francis Carco (par Marie-Pierre Fiorentino)

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino 04.11.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Les innocents et La rue, Francis Carco, Livre de poche

Les innocents et La rue, Francis Carco (par Marie-Pierre Fiorentino)

 

En quoi Maurice, dit Le Milord, est-il « innocent », qui ne retourne voir sa mère que pour dévaliser sa vieille voisine ? Et Mlle Savonnette qui se prostitue ? Et le frère de celle-ci, N’a-qu’un-œil, proxénète de sa sœur ? Est-ce leur âge, entre quatorze et dix-huit ans, qui en fait « Les innocents » au sens d’inconscients ? Marginaux, ils savent qu’ils le sont, ignorant pourtant que ce n’est pas nécessairement par nature et que dans un monde qui leur aurait donné leur chance, ils auraient pu avoir une autre vie. La faute véritable est du côté de ceux qui, ayant le choix, exploitent la faiblesse de ceux qui ne l’ont pas.

Or, dans Les innocents, ce sont deux femmes, qui se révèlent bien plus dangereuses pour les adolescents en perdition que toute la clique de Nénesse, M. Albert, Tatave et autre Mes fesses que fréquente le Milord. Plus dangereuses, même, que l’Édredon, son modèle parti au front. Car Béatrice la peintre et Winnie la romancière dissimulent, sous leur aisance financière, un goût de la manipulation bien plus destructeur que les coups échangés entre bandes.

Mais le Milord, attiré par ce qui brille et effrayé par ses sentiments pour Mlle Savonnette, abandonnée dans sa province sur une vague promesse, tente de masquer sa perplexité sous le rôle du marlou bravache. Jusqu’à ce qu’il s’engage avant de revenir, blessé, du front. Est-ce une chance pour son histoire d’amour ou la porte ouverte sur un drame ? « On parlait tant de l’amour dans la vie ! Cela le déconcertait. L’amour ? Il en avait éprouvé du plaisir mais son cœur s’emplissait d’amertume, car il songeait : " Je l’aime et elle m’aime. Et, jamais, ce ne sera possible à cause qu’on a, chacun, ses imaginations. »

Et puis il y a la guerre. Dans Les innocents, Carco raconte, par petites touches, la vie à l’arrière de ceux qui entendent en échos la brutalité dévastatrice des tranchées et des batailles qui se font rapidement un nom – la Marne -, vie d’autant plus perturbée qu’en apparence, elle l’est peu. Le front est loin et les affaires, légales ou non, continuent. C’est à la raréfaction d’hommes jeunes dans les lieux de plaisirs que se mesure l’ampleur du conflit et au décompte des mois avant d’atteindre l’âge d’être mobilisé avec effroi, à moins qu’on ne le devance crânement. Dans tous les cas, la guerre, pour être presque invisible, n’en que plus oppressante.

 

Carco dédie Les innocents à « Rachilde ma marraine d’avant la guerre » peut-être car c’est un magnifique roman d’amour. Et c’est à une autre femme qu’il dédie La Rue, Colette, rencontrée au journal L’Éclair en 1917 puis avec lui membre de l’Académie Goncourt. Tous deux ont le talent des récits relativement courts, savent dire la puissance des odeurs, suaves ou nauséabondes, et le trouble qui suit la pluie, refusant la facilité de personnages tout d’un bloc, même les moins sympathiques.

Or, en lisant La Rue, il est plus difficile de s’attacher à un personnage comme on a pu s’attacher au Milord et à Mlle Savonnette. Le narrateur est en particulier une figure ambigüe. Venu rendre à Evariste Cabrol, écrivain raté, un manuscrit trop pauvre pour être recommandé à la publication, il fait la connaissance de sa fille, Louise. Il va donc revenir, autant attiré par la jeune femme que par ce quartier de Paris qu’il découvre, de son propre aveu, comme « un voyageur ébahi de ce qu’il rencontre », - rue des Poissonniers, rue du Nord, impasse Passonnet, rue de la Chapelle… Carco est amoureux de Paris comme Modiano le sera après lui. Le hasard lui fait retrouver Louise dont il a tôt fait de s’apercevoir, après filature, qu’elle se prostitue pour le compte de Maurice, un bonhomme louche déjà aperçu lors de leur première rencontre.

S’ensuit le récit de sa tentative pour encourager Louise à se ranger, récit qui promène narrateur et lecteurs dans le Montmartre glauque et pittoresque de l’entre-deux guerres, de cafés poussiéreux en bouges sordides, de souteneurs repris de justice en clients qui tiennent à leur anonymat. Le doute s’immisce pourtant peu à peu tant les volte-face du narrateur sont déroutantes : a-t-il réellement la volonté d’aider la malheureuse ou bien ne poursuit-il qu’un intérêt personnel ?

Et d’abord, est-il amoureux de Louise ? Peut-être ne l’espionne-t-il, ne la presse-t-il de questions, ne se permet-il des leçons de morale que pour façonner le personnage féminin du roman qu’il est en train d’écrire et qui lui donne tant de mal.

 

Comme dans Les innocents, Carco livre un portait inquiétant des romanciers, pilleurs avides, puisant et épuisant, dans l’existence de ceux qu’ils côtoient, ce qu’ils ont de plus intime, n’hésitant pas à passer outre leur fragilité, à la faire vibrer même, pour y entendre le ton qu’ils donneront à leur œuvre.

Ainsi Winnie, en panne d’inspiration, retient le Milord par l’appât de l’argent facile. Elle peut alors écrire comme on peint : « Il faut voir. Il est alors sur les visages les mots nécessaires […] Et quand il se tait, ou sourit, ou bien fait son méchant regard, il me donne aussitôt les termes pour écrire : " Il se tait. Il sourit. Il tient les yeux durement fixés sur elle." » Et dans La rue, on se demande à la limite si Louise existe réellement ou si elle n’est pas simplement ce personnage que le narrateur-romancier est en train de créer et qu’il tente non pas de faire rentrer dans le droit chemin mais de faire entrer dans son œuvre.

Quoi qu’il en soit, Louise vit une déchéance d’autant plus pénible à observer qu’elle est tombée amoureuse de cet homme qui, sans être son souteneur ni un membre de sa famille, est devenu en quelques semaines le repère masculin le plus déconcertant mais aussi le plus stable de sa vie. Ne parvenant pas à savoir ce qu’il cherche vraiment mais constatant qu’il ne désire pas ce qu’ont toujours désiré tous les autres hommes, elle sombre dans le miroir que ses remontrances lui ont tendu, le miroir de la honte, alors qu’elle se débat pour y échapper : « Mais y’a pas d’honte quand on est forcée, comme moi, d’aller en rendez-vous. Y a qu’on peut pas faire autrement et qu’ça compte pas puisqu’on est obligée ! »

Drame social autant que moral, La rue scrute, chez les gens du milieu, les ressorts de leur survie matérielle et psychologique, leur capacité à faire société dans la société, une société où comme dans l’autre, les femmes sont les premières victimes du moindre accident. Qu’un père meure à la guerre, une mère de maladie et voilà les enfants voués à la rue et le corps des filles plus spécifiquement à la concupiscence et la violence masculines.

Si celles-ci n’appartiennent à aucune classe, leur satisfaction bon marché en crée une, celle des prostituées. Cette classe a sa hiérarchie, depuis le sommet avec les filles en maison exerçant discrètement, sous la protection d’autres femmes, aux filles des rues, propriété des « michetons », dont les moins chanceuses se font ficher par la police. Mais le narrateur qui exploite pour son roman, en la triturant, la personnalité de Louise vaut-il mieux que ceux qui se paient son corps ? Sans être aussi malfaisant que Béatrice ou Winnie, ces artistes sans scrupule qui ont fait du Milord leur jouet, il fait finalement pâle figure car qu’a-t-il à vaincre pour exister, que ses velléités morales et sa difficulté à se dépatouiller d’une œuvre dont il aurait intérêt qu’elle soit réussie pour que se justifie la position de critique et de juge qu’il s’est attribué.

 

Réflexions sur la façon dont les relations personnelles de l’écrivain sont influencées et influencent le processus de création, Les innocents et La Rue n’en restent pas moins deux romans dont le premier, en particulier, mérite d’être redécouvert tant il invite à un autre regard sur la marginalité des plus jeunes qui, tout délinquants pitoyables ou dangereux qu’ils soient, sont profondément nos semblables.

 

Marie-Pierre Fiorentino

 

François Marie Alexandre Carcopino-Tusoli, dit Francis Carco, est né en 1886 en Nouvelle Calédonie où son père, corse, était fonctionnaire. Après avoir vécu dans diverses villes de province, dont Villefrance-de-Rouergue, il s’installe à Paris en 1910 et devient un habitué du Lapin Agile, célèbre cabaret de Montmartre. Amant de Katherine Mansfield et indéfectible ami de Colette, il fait aussi parti, avec Pierre Louÿs, Jean Giraudoux, Guillaume Apollinaire de l’Avant-Garde qui a ses habitudes au café de Flore. Après des textes courts et des poèmes, il publie Jésus-la-Caille, très remarqué puis reçoit le Grand Prix du Roman de l’Académie française en 1922 pour L’homme traqué. Parolier, entre autres pour Renée Lebas mais aussi Edith Piaf ou Yves Montand, collectionneur d’œuvres d’art, il fréquente dans les années 1950 Saint-Germain-des-Près. Il meurt en 1958 à Paris.

 

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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.

Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.

Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.

 

Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.

Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr