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Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir, Lewis Carroll (par Matthieu Gosztola)

Ecrit par Matthieu Gosztola le 10.01.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir, Lewis Carroll, Gallimard, coll. Folio Classique, 1994, ill. John Tenniel, trad. Jacques Papy, édition présentée, annotée, Jean Gattégno, 374 pages, 4,10 €

Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir, Lewis Carroll (par Matthieu Gosztola)

 

Certes, il y a dans Alice au pays des merveilles et Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir du non-sens à foison, et le non-sens est « de l’humour qui abandonne toute tentative de justification intellectuelle, et ne se moque pas simplement de l’incongruité de quelque hasard ou farce, comme un sous-produit de la vie réelle, mais l’extrait et l’apprécie pour le plaisir » (G. K. Chesterton, Le Paradoxe ambulant, Actes Sud, 2004).

Mais l’essentiel se situe ailleurs [1]. Il y a bien longtemps déjà, le célèbre critique littéraire William Empson construisit une lecture psychanalytique (« The Child as Swain », Some Versions of Pastoral, Chatto & Windus, Londres, 1935) des Aventures d’Alice au pays des merveilles : « [L]es textes traitent si manifestement de la croissance qu’il n’y a pas grand risque à les lire en termes freudiens ». L’on se souvient de la question angoissée d’Alice, après ses deux changements de taille : « Mais si je ne suis pas la même, il faut se demander alors qui je peux bien être ? Ah ! c’est là le grand problème ! ».

Dans ces deux livres extraordinaires (dans tous les sens du terme), nés de l’or d’un été, d’une amitié, devenus, par contamination, flavescents, se refusant toujours à l’obscur, que sont Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir, Lewis Carroll parle de la construction, pas à pas, de l’identité [2]. C’est-à-dire parle de l’enfance. Il parle de ce plaisir, par exemple, que découvre l’enfant qui explore (maître-mot d’Alice’s adventures in wonderland), et goûte. Ce plaisir qui « est une expérience du monde qui sera le réservoir de ses attachements secrets », ainsi que le note la psychanalyste Anne Dufourmantelle. Lewis Carroll parle également – et quelle plus belle, plus juste façon d’évoquer l’enfance ? –, à recours d’images [3], et de situations, de la manière suivant laquelle les rapports avec le temps, et avec la volonté, y sont profondément changés. Comme l’écrit Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire : « L’image de la lente maturité du fruit, de l’invisible croissance de ce fruit qu’est l’enfant, nous suggère l’idée d’un travail sans hâte, où les rapports avec le temps sont profondément changés, et changés aussi les rapports avec notre volonté qui projette et qui produit ».

Continuant à décrire l’enfance, Anne Dufourmantelle avance : « La douceur exquise de tel après-midi au bord de l’eau est encapsulée pour toujours dans toute lumière semblable ». Au bord de l’eau, ou, mieux encore, sur l’eau. Au soir du 4 juillet 1862, Lewis Carroll note dans son Journal : « [J]’ai fait une expédition en amont de la rivière [l’Isis] avec Duckworth et les trois petites Liddell, jusqu’à Godstow où nous avons goûté sur la berge. Nous ne fûmes pas de retour à Christ Church avant 8 heures moins le quart […] ». En face de ces phrases, il ajoute, le 10 février 1863, la note suivante : « C’est à cette occasion que je leur racontai le conte des Aventures d’Alice sous la terre, que je me suis mis en devoir de rédiger à l’intention d’Alice et qui est maintenant terminé (pour ce qui concerne le texte [4]), bien que les illustrations soient loin d’être faites ». Dans un article publié dans la revue The Theatre en avril 1887, Lewis Carroll développera son récit : « Combien de fois n’avions-nous pas ramé ensemble sur ces flots paisibles, les trois fillettes et moi, qui improvisais un conte à leur intention ! […] Mais aucun de ces contes ne fut jamais rédigé ; ils vivaient et mouraient, comme des éphémères, durant chacun l’espace d’un après-midi tout en or, jusqu’au jour où, par hasard, l’une de mes petites auditrices demanda que le conte fût pour elle mis sur papier. Bien des années ont passé, mais je me rappelle distinctement, à l’heure où j’écris ces lignes, comment, cherchant désespérément un thème féerique original, j’avais, pour commencer, expédié mon héroïne au fond d’un terrier de lapin, sans avoir la moindre idée de ce qui se passerait ensuite… ».

L’on se souvient que le Journal de Lewis Carroll mentionnait, à la date du 4 juillet 1862, l’autre homme faisant partie de l’expédition, l’un de ses collègues : Robinson Duckworth. Dont le point de vue fut publié en 1898 par son neveu Stuart Collingwood : « J’ai été associé très étroitement à [Lewis Carroll] dans la production et la publication d’Alice au pays des merveilles. Je ramais à l’arrière et lui à l’avant lors de ce fameux voyage jusqu’à Godstow, au cours des vacances d’été, durant lequel nous avions pour passagères les demoiselles Liddell, et l’histoire fut en fait composée et dite par-dessus mon épauleà l’intention d’Alice Liddell, qui dirigeait notre embarcation. Je me rappelle que je tournai la tête et dis : “Dodgson, est-ce là une aventure que vous improvisez ?” Et il me répondit : “Oui, j’invente au fur et à mesure”. Je me rappelle aussi fort bien que, lorsque nous eûmes ramené les trois fillettes chez elles, Alice dit, en nous souhaitant une bonne nuit : “Oh ! Monsieur Dodgson, je voudrais bien que vous écriviez pour moi les aventures d’Alice”. Il répondit qu’il essaierait, et il me déclara par la suite qu’il avait veillé presque toute la nuit, mettant sur le papier les souvenirs de la fantaisie qui avait égayé notre après-midi ».

Et le point de vue d’Alice herself, alors ? Ne serait-ce pas le plus essentiel de tous ? Il est bien un texte paru dans The Cornhill Magazine en juillet 1932 : « La presque totalité des Aventures d’Alice sous terre fut racontée lors de cet après-midi éclatant de lumière, tandis qu’une brume de chaleur frémissait sur les prés, là où notre groupe avait mis pied à terre pour s’abriter un moment, à l’ombre des meules, près de Godstow. Il me semble que les histoires qu’il nous raconta cet après-midi-là furent meilleures qu’à l’accoutumée, car je me rappelle très distinctement cette expédition, et je me rappelle aussi que, le lendemain, je commençai à le harceler pour qu’il rédige l’histoire pour moi, chose que je n’avais encore jamais faite. C’est à cause de mes “et après ? et après ?” et de mon insistance qu’après avoir dit qu’il y réfléchirait, il finit par me le promettre, mais avec quelque hésitation, et se lança ainsi dans la rédaction ».

L’Isis est réellement « une rivière enchantée », commente Gérard Macé dans « Un été tout en or » (in Colportage, nouvelle édition revue et augmentée en un volume, Gallimard, coll. Blanche, 2018), depuis ce jour de juillet 1862 où, – tel le Rousseau des Rêveries, dont l’esprit dérive au fil de l’eau et du courant qui mène sa barque –, Lewis Carroll, « qui ramait à l’avant d’une barque en compagnie des sœurs Liddell, lâcha un instant l’aviron pour transporter Alice dans le monde souterrain qu’il devait appeler plus tard le pays des merveilles, exactement comme les dieux d’autrefois prenaient une apparence humaine pour cueillir une nymphe à la surface des eaux, ou pour ravir une mortelle ». Lorsque, dans la revue Europe (n°1051-1052, L’opéra aujourd’hui – Maurice Roche – Gérard Macé, novembre/décembre 2016), Gérard Macé s’exprime face à Thierry Romagné, s’attachant à donner une définition de ce qu’est, pour lui, l’écriture, on peut penser que, parlant, il songe, en son cœur, à Lewis Carroll et à son Alice : « Écrire, c’est avec les mots susciter [un] réel, non l’évoquer à partir de ce qui est connu. C’est créer une sorte d’irisation, s’abandonner à un rythme musical, élaborer intérieurement des phrases qu’on mémorise, et dont on ne perçoit pas immédiatement l’enjeu et la portée. Écrire, ce n’est pas rédiger, écrire c’est poétiquement faire se lever un monde ». Et Gérard Macé de revenir, dans Colportage, à Lewis Carroll : « Parmi les désirs de Lewis Carroll, le plus puissant était sans doute d’arrêter le temps pour ses amies, et de revenir en arrière pour lui-même afin d’échapper au monde des adultes, ces rois et ces reines dont il efface les corps et coupe les têtes, dès que l’imaginaire le lui permet. Revenir en arrière jusqu’à l’âge qui précède la puberté, ce moment tragique où la “rivière se jette dans le fleuve”, comme il le dira plus tard en pensant peut-être à l’Isis, à la promenade en barque et à ce jour béni où une Alice bien réelle buvait ses paroles ».

Ce moment tragique ? Il faut préciser cela, et nous ferons appel, une fois encore, à Anne Dufourmantelle (qui d’autre qu’une psychanalyste, pour préciser cela ?) : « toute l’enfance est “traumatique” non dans un sens dramatique, mais du fait d’atteindre en nous des territoires psychiques d’abord par la perception et la sensibilité. Et qu’être entièrement là, sans reste, est rare et devient plus rare au cours de la vie, au fur et à mesure que notre moi dispersé, fragmenté, prend la relève, que l’absence à nous-mêmes devient la règle ».

 

Matthieu Gosztola

 

[1] Voir également l’indispensable Univers de Lewis Carroll par Jean Gattégno (Corti, 1990).

[2] Jean Gattégno, dans son édition d’Alice en Pléiade, développe l’hypothèse séduisante comme quoi Alice, « en tant qu’héroïne, découvre l’univers des adultes », et devient peu à peu elle-même dans cet univers, par cet univers, « cependant que le lecteur, à travers le voyage d’Alice, découvre l’univers de l’enfance ».

[3] Comme le fera, à sa suite (en 1988), Jan Švankmajer, avec Quelque chose d’Alice (Něco z Alenky), – qui demeure, à ce jour, la plus belle « adaptation » de l’œuvre de Lewis Carroll.

[4] Lewis Carroll note dans son Journal le 6 août 1862 : « [I]l a fallu que je continue mon interminable conte de fées des Aventures d’Alice ». Le 13 novembre de la même année, il constate : « J’ai commencé à rédiger à l’intention d’Alice le conte de fées que j’ai raconté aux enfants le 4 juillet, alors que nous allions à Godstow. J’espère l’avoir fini pour Noël ».

 

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com