Le village secret, Susanna Harutyunyan (par Guy Donikian)
Le village secret, Susanna Harutyunyan, Les Argonautes Éditeur, février 2024, trad. arménien, Nazik Melik Hacopian-Thierry, 218 pages, 22 €
C’est à un voyage hors du temps que nous sommes conviés à la lecture de ce texte, hors du temps puisqu’aucune date précise n’est donnée, mais daté cependant quand il a comme toile de fond, tout juste évoquée, le génocide de 1915 ou encore l’ère soviétique.
Un voyage hors du temps parce que Susanna Harutyunyan « conjugue les souffrances du peuple arménien avec la poésie de ses légendes ».
Le village secret est donc situé en Arménie, aux confins des montagnes, secret parce qu’il n’est connu de personne « à l’extérieur », secret parce que s’y réfugient ceux qui ont par miracle échappé aux tueries.
Harout est le chef de ce village, celui auquel on se réfère pour les décisions importantes, celui qui sait de quoi il retourne pour conduire les rescapés sur la bonne voie, et c’est surtout celui qui se rend « à l’extérieur », et qui sait donc l’importance vitale du retrait du monde dans lequel se confinent les habitants. Parce que, des rescapés, il en ramène pour leur survie dans ce village secret : « Oui, les rescapés vivaient longtemps ici, comme s’ils avaient oublié de mourir, comme s’ils le faisaient exprès pour que la terreur subsiste au village. La vie les abandonnait, mais la terreur jamais. Comme un chien fidèle, elle s’accroupissait autour d’eux, léchait leurs mains et se frottait contre leurs pieds ».
Parmi ces rescapés, une jeune femme, nommée Nakhchoun, va interroger le village en raison de son état : « Harout avait vu des femmes à Edjmiazine avec des plaies purulentes sur les joues et sur la poitrine. Ces jeunes filles avaient frotté leurs beaux corps avec des pierres et du sable pour faire croire qu’elles étaient lépreuses, pour qu’on ne les touche pas. Mais Nakhchoun n’avait même pas usé d’une simple ruse, et maintenant elle payait pour sa naïveté ». Nakhchoun a été violée, elle était enceinte de Turcs, et cela résonnait comme une intrusion dans ce monde clos du village. D’aucuns allaient jusqu’à lui refuser l’hospitalité, d’autres voyaient là une malédiction qui poursuivait les Arméniens, d’autres encore voulaient la renvoyer. Mais Harout veillait, lui qui tenait sa sagesse de celui qui l’avait sauvé, un nommé Guedj, aujourd’hui disparu.
Cette incursion de l’ennemi juré des Arméniens dans un quotidien presque normé renvoie à une identité arménienne, qui encore de nos jours reste fondée sur le génocide. Pour l’auteure, les massacres de 1895, le génocide ou encore la férule soviétique sont des moments fondateurs dont la conscience collective est dépositaire. Une culture victimaire s’est ainsi développée, concrétisée ici par Nakhchoun et ses bébés, puisqu’elle accouchera de jumelles.
Pourtant, on fit appel à Sato, une accoucheuse qui pratiquait aussi des avortements. Sato se faisait payer en œufs pour ses services. Mais pour Nakhchoun, les choses se passeront de telle sorte que la naissance des jumelles n’a pu qu’avoir lieu… Sato est ce personnage qui fait et défait les destinées, une femme qui sait de quoi il retourne quant à la vie, elle aide les naissances comme elle pratique les avortements, c’est selon, et dans tous les cas, elle se fait payer en œufs… C’est ce qui fut pratiqué pour Nakhchoun, l’accoucheuse fut payée avec des œufs, mais ce fut Harout, dans sa grande sagesse, qui paya Sato…
Ce texte concrétise à double titre la destinée du peuple arménien quand il évoque, sans y revenir, les massacres de la fin du 19ème et le génocide de 1915, et l’ère soviétique, et lorsqu’il est émaillé de rappels des traditions des Arméniens, tel le « tonir », ce four creusé dans la terre contre les parois duquel on cuisait le « lavash », le pain arménien dont la symbolique est majeure, comme celle d’ailleurs du « tonir ».
Guy Donikian
Susanna Harutyunyan, née en 1963, est l’une des écrivaines les plus influentes d’Arménie. Elle est traduite en persan, grec, roumain, anglais, azerbaïdjanais, allemand, kazakh. Le Village secret a remporté le Prix Présidentiel de Littérature en 2016. Elle est rédactrice en chef du magazine littéraire « Kayaran ».
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