Le snobisme, Adèle Van Reeth et Raphaël Enthoven
Le snobisme, mars 2015, 157 pages, 12,50 €
Ecrivain(s): Adèle Van Reeth et Raphaël Enthoven Edition: Plon
Ce petit livre subtil et ironique ne laisse pas indifférent et modifie instantanément le regard que l’on peut avoir sur le snobisme. Car même si on fuit le snobisme, il y a des grandes chances d’en être sévèrement atteint. Dans une dialectique captivante et limite tournoyante, Adèle Van Reeth par ses questions qui piquent là où il fait bon d’appuyer et les éclairages sans tabou de Raphaël Enthoven, les différents visages du snobisme se dévoilent au fur et à mesure dans tout leur paradoxe. Le snobisme ne désigne pas un individu type, mais un comportement qui peut frapper n’importe quel commun des mortels, celui de croire que nos goûts (ou nos pensées) sont supérieurs aux autres. C’est ce qu’appelle R. Enthoven : l’anticartésianisme, soit l’absence de doute.
Mais n’est-il pas surprenant que ce soit un philosophe qui nous explique les rouages du snobisme, alors que cette discipline dégouline à foison de cette image de snobe bien trop intellectuelle ? Contrairement aux apparences, « la philosophie donne les moyens de penser le snobisme ». Alors que l’histoire présente le snobisme comme un phénomène ponctuel et que la sociologie le situe au niveau de la lutte des classes. La philosophie permet en effet d’aller plus loin dans le décorticage de ce type de comportement, qui consiste à vivre comme « indubitables des vérités qui n’en sont pas ».
De la masse comme de l’élite, le snobisme est partout, et surtout là où on ne l’attend pas. C’est dans cette description peu courante du snobisme que réside l’originalité de cet essai. Il nous sort de sentiers battus. « Pour parodier Schopenhauer, on pourrait dire que la vie est une oscillation perpétuelle entre le snobisme du snob (snobisme de classe, snobisme clanique, snobisme de l’intelligence, de la culture…) etle snobisme de l’antisnob (snobisme de la marquise de gauche, snobisme du libertaire qui fait fortune en dénonçant l’économie de marché, etc.) ».
Le livre commence par une entrée en matière assez classique du snobisme, à travers les univers de Proust, d’Oscar Wilde et de certaines scènes de théâtre de Marivaux, puis élève le débat avec les voix de Pascal, de Tocqueville à propos du snobisme du « peuple », de Kant, de Hume et de Nietzsche. Puis vers la fin, Raphaël Enthoven change de rythme en adoptant un ton plus caustique envers certains snobismes comme l’art contemporain ou des snobs célèbres « obséquieux » comme Sartre ou Bourdieu. Le snobisme serait un « rêve d’immuable ». Nous retiendrons la formule fort subtile : « le snobisme est un conservatoire, plus qu’un conservatisme », « un conservatoire de certitudes ponctuelles, d’évidences fragmentaires, de private jokes, de gestes, d’usages et d’attitudes ». Même la démocratie peut être tyrannique par le biais de sa majorité. C’est la théorie de Tocqueville. Le snobisme collectif est d’ailleurs très redoutable.
Prendre son goût pour le bon goût, voilà l’un des travers les plus irritants du snobisme. « Le snob cherche à brandir une étiquette comme révélatrice de son identité, aux dépens de ce qu’il pense vraiment ». Mais le snob n’est pas que celui qui écoute du slam ou de l’opéra, c’est aussi celui « qui déclare, haut et fort, qu’il ne va au cinéma que pour manger du blockbuster, admirer les biceps de Van Damne et revoir Matrix pour la vingtième fois ». Difficile par conséquent de s’extirper des rouages du snobisme…
Raphaël Enthoven n’épargne personne, même pas lui-même. Car qui mieux qu’un snob pour décrire le snobisme ? Il s’en prend aux dérives du goût démocratique pour l’égofiction : « la littérature est de partir de soi non de parler de soi ». Sinon, « il suffirait de vomir ou de chier pour produire quelque chose ». Mais le point culminant de la critique arrive quand le philosophe évoque l’art contemporain, cette pépite du snobisme qui avait déjà été quelque peu égratignée par Luc Ferry en 2014. « S’il suffisait de mettre tout objet en cage, pour qu’il éveille librement le sentiment du beau » ou « traiter le banal comme s’il était unique »… Tout le monde serait artiste ! « Le retour à l’inutile est une condition nécessaire mais non suffisante à la création que l’art contemporain réduit à la créativité et la promotion du n’importe quoi ». « L’extase qu’éveille un monochrome est à la mesure du néant qu’il représente ». Pour R. Enthoven, l’art contemporain est victime d’une spéculation financière qui masque sa nudité et qui s’appuie sur une « conception régalienne de l’individu ». Bref, c’est « du niveau d’un micro-trottoir ».
Le procès ne s’arrête pas là, il s’en prend également (ce qui est moins courant dans le petit monde de la philosophie) aux snobs « du ressentiment » : Bourdieu et Sartre. « Bourdieu croit dire vrai mais il mathématise le ressentiment ». Tout comme Michel Onfray qui s’en est pris violemment au snobisme de Sartre le bourgeois envers le modeste Camus, R. Enthoven donne également un dernier petit coup de marteau à la réputation du père de l’existentialisme. Il rappelle cette phrase d’une présomption écœurante écrite par Sartre à Camus : « Je n’ose vous conseiller de vous reporter à la lecture de l’Etre et le Néant, la lecture vous en paraîtrait inutilement ardue : vous détestez les difficultés de penser ».
Bref, un livre qui ne manque pas de panache pour nous aider à sortir de l’engrenage du snobisme et d’en rire ! Mais, vouloir tuer le snob qui est en nous, « c’est comme l’athéisme militant qui est encore une religion ». Adèle Van Reeth et Raphaël Enthoven vous auront avertis…
Marjorie Rafécas-Poeydomenge
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