Le Silmarillion, J.R.R. Tolkien (par Didier Smal)
Le Silmarillion, J.R.R. Tolkien, Christian Bourgois, septembre 2022, trad. anglais, Daniel Lauzon, ill. Ted Nasmith, 480 pages, 24,90 €
Ecrivain(s): J. R. R. Tolkien Edition: Christian Bourgois
L’histoire veut que lorsque Tolkien, fort du succès de librairie du Hobbit en 1937, présenta à son éditeur, Allen & Unwin, mais aussi à Collins, Le Silmarillion, un lecteur d’un des comités de lecture rendit une note indiquant que le récit était fort mais trop teinté de mythologie pour être publié en même temps que Le Seigneur des Anneaux au mitan des années cinquante. Cette raison est doublée d’une autre, plus pragmatique : les frais d’impression étaient alors toujours très élevés en Angleterre, et ajouter un quatrième volume, à la destinée moins certaine, à ceux du Seigneur des Anneaux, était prendre un risque inconsidéré. Tolkien reprit son manuscrit mais n’arrêta pas pour autant de s’atteler à son œuvre, son grand œuvre probablement, entamé vingt ans avant la publication du Hobbit et poursuivi jusqu’à sa mort en 1973 – c’est son fils Christopher qui, à la demande de son père, organisa en un volume cohérent un ensemble d’histoires dispersées sur des milliers de pages manuscrites mais pas disparates en 1977. Et naquit la légende.
Car Le Silmarillion, c’est l’œuvre la plus glosée de Tolkien par ses amateurs, qui l’attendaient tel un Graal depuis des années, mais aussi l’œuvre unificatrice de ses autres récits : métaphoriquement parlant, Le Silmarillion est le moyeu autour duquel tournent les rayons que sont Le Seigneur des Anneaux, Le Hobbit mais aussi Les Aventures de Tom Bombadil (1962) et tous les écrits publiés de façon posthume (L’Histoire de la Terre du Milieu en tête – à considérer l’œuvre posthume de Tolkien, on se prend à penser que, avec le même sens poétique pour au fond dire l’humain, Tolkien serait le pendant « fantasy » de Pessoa : de multiples écrits parmi lesquels les ayants droit sont priés de faire le tri). En effet, c’est ici qu’est cristallisée toute la mythologie d’un univers dont est racontée l’histoire, de sa naissance à la fin du Troisième Âge, celui qui voit se dérouler les événements du Seigneur des Anneaux – condensés en quelques pages.
La lecture du Silmarillion est-elle essentielle pour apprécier Le Seigneur des Anneaux ou Le Hobbit ? Non. Par contre, pour goûter le suc véritable de ces deux grandes histoires, Le Silmarillion s’avère précieux. Une comparaison : lire la Théogonie d’Hésiode n’est pas indispensable pour apprécier l’Iliade et l’Odyssée, mais cette lecture permet de mieux encore pénétrer le sens des deux récits chantés par Homère. La comparaison semble hasardeuse ? Non, elle est pertinente, car il y a de la Théogonie dans Le Silmarillion, tout comme il y a de l’Edda, de la légende arthurienne, des échos d’Atlantis et d’Ys, ou même, dans la puissance narrative, de l’Histoire des Rois de Norvège ou des Quatre branches du Mabinogi : plus encore que dans ses autres écrits, Tolkien a ici ramassé toute sa connaissance de la littérature médiévale, en particulier anglaise (Beowulf, autre source d’inspiration patente) et nordique.
Pour autant, il a créé, c’est le cas de le dire, un univers éminemment original et cohérent, où l’histoire des origines s’entremêle à des récits héroïques de temps révolus – dont les Elfes sont les héros, les Hommes n’apparaissant que sur le tard. Ces récits, il les a écrits avec un style que d’aucuns qualifieraient de trop sérieux, appliqué, voire pompeux – c’est oublier que Tolkien est ici à la limite du pastiche de ses sources vénérées, qu’il se mesure en quelque sorte à Snorri Sturluson ou à Thomas Malory, et que l’essentiel n’est pas tant les péripéties que la narration d’une cosmogonie. Certes, il y a bien des péripéties, mais elles sont englobées dans une narration où la généalogie le partage à l’explication, où la mise en place d’un monde est l’essentiel. Il convient donc d’avertir le lecteur néophyte : Le Silmarillion se lit différemment du Seigneur des Anneaux et du Hobbit ; c’est, on y revient, un long récit des origines rédigé par un homme féru de littérature médiévale et qui choisit, pour le plaisir, mais aussi dans une geste qu’on ne peut que qualifier de baroque, de la faire renaître – au point de, par exemple, inclure dans le chapitre intitulé Beren et Lúthien, un extrait d’un fictif Lai de Leithian.
Exigeante mais gratifiante, la lecture du Silmarillion rend au fond hommage à la puissance narrative de Tolkien, dont le même éditeur réédite ces jours-ci les Contes et légendes inachevés, aussi dans une belle édition illustrée, et dans une traduction révisée. Quant au Silmarillion, c’est à nouveau Daniel Lauzon qui en offre une nouvelle et brillante traduction, car il rend justice à l’aspect médiévalisant du texte de Tolkien tout en proposant un texte fluide à lire.
Didier Smal
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