Le Séducteur, Jan Kjærstad
Le Séducteur (Forføreren), Traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon, 608 p. 23€
Ecrivain(s): Jan Kjærstad Edition: Monsieur Toussaint Louverture
Cette critique pourrait être toute entière dédiée à Monsieur Toussaint Louverture. Chaque parution de la maison d’édition bordelaise pilotée par Dominique Bordes emmène ses lecteurs vers des sommets littéraires. L’éditeur est un chineur. Il aime aller farfouiller dans l’histoire de la littérature et en ressortir des textes oubliés ou mal publiés, qui n’ont pas réussi à se faire en France la place qu’ils mériteraient. Chacun de ses livres s’avère une petite merveille. Pas forcément petite, d’ailleurs, car Monsieur Toussaint Louverture a plutôt le goût des textes longs, qui pèsent leur poids, avec lesquels on vit pendant un certain nombre de jours. Ses livres sont aussi de beaux objets aux couvertures particulièrement soignées qui provoquent leur effet au pied du sapin ou dans une bibliothèque. Mais le véritable cadeau, c’est quand on ouvre ces pages et qu’elles nous convient dans des mondes aussi différents que celui du script-doctor d’Hollywood qui ne parvient plus à être saoul (Karoo), du facteur qui lit le courrier qu’il distribue (Mailman), de la famille de bûcherons du Grand-Ouest américain (Et quelque fois j’ai comme une grande idée) ou d’une bande d’enfants dans un orphelinat quelque peu étrange (La maison dans laquelle).
Le Séducteur, de l’auteur norvégien Jan Kjærstad, ne fait pas exception à la règle. Allons-y tout de go : c’est encore un de ces livres qui marque. C’est un livre romanesque, érudit, drôle et caustique, avec un personnage qu’on suit sur un temps long, dont on parvient à connaître la personnalité et les petites manies, dont les failles nous touchent, les qualités nous émeuvent et nous font rire, mais parfois aussi nous énervent. C’est un de ces livres qui rend peut-être un peu meilleur ceux qui les lisent.
Dans une interview, Dominique Bordes dit que l’un des points communs entre ses publications pourrait être le fait de s’intéresser à la condition de l’homme occidental dans la force de l’âge. Dans Le séducteur, ce « patient » mâle et occidental s’appelle Jonas Wergeland, il est norvégien et présentateur d’une émission de documentaires télévisés à succès (il y a une vingtaine d’années de cela). Ce programme connaît un incroyable engouement. Il a sur les téléspectateurs de tout un pays « un effet quasiment comparable à celui d’une drogue ». En particulier sur les femmes qui seront nombreuses à s’offrir à lui (dès son plus jeune âge, d’ailleurs) et qui auront « la chance », si l’on peut dire, de pouvoir profiter de son « pénis miraculeux ». A chaque fois, il s’agit de femmes fortes, épanouies, dominatrices – tout le contraire de femmes faciles, donc – , qui seront amenées plus tard à jouer un rôle déterminant dans la marche du pays, voire du monde. Le « séducteur » du titre est plutôt un « séduit » qui ne peut résister aux femmes qui ont décidé de le faire succomber…
Au début du livre, Jonas Wergeland rentre chez lui après un voyage d’affaires et découvre le cadavre de sa femme. Elle a été assassinée d’une balle de Luger. Il devrait appeler la police, mais ne parvient pas s’y résoudre, car il craint alors d’infléchir le cours de son existence telle qu’elle « doit » se dérouler. Débute alors un long flash-back pour comprendre pourquoi sa femme a été tuée. Fort heureusement, Le Séducteur n’est pas un roman policier, mais plutôt une gigantesque entreprise littéraire de souvenirs. Il paraît que l’on revoit toute sa vie avant de mourir. C’est ce qui arrive à Jonas Wergeland, mais devant le cadavre de sa femme. Qu’est-ce qui, depuis son enfance, a pu amener cet homme dans cette situation-là ? Qu’est-ce qui relient les grands et les petits événements d’une vie ? Est-ce que nous sommes au final le produit de milliers de petites histoires de notre existence ou certains événements – plus que d’autres –, la font-il basculer ? Mais dans ce cas-là, décidons-nous ou ne faisons-nous que suivre le cours d’un destin déjà écrit à l’avance ? Autant de bonnes questions dont on n’obtiendra pas forcément les réponses. Mais les grands romans ne sont-ils pas justement ceux qui soulèvent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses ?
L’histoire est racontée par un narrateur qui ne veut pas préciser qui il est. Nous apprendrons qu’il n’est pas norvégien, ce qui lui permet d’avoir, prétend-il, un certain recul pour étudier l’une des figures emblématiques du pays, mais aussi le comportement de ses habitants trop facilement enclins à jouer les moralisateurs. Le narrateur semble tout connaître de la vie de Jonas Wergeland depuis sa plus tendre enfance. Comment être au courant de tant de détails d’une vie qui n’est pas la sienne ? C’est une espèce de double omniscient, une petite souris qui s’est glissée dans tous les endroits où s’est trouvé Jonas Wergeland. Pouvons-nous être vraiment dupes ?
Ce narrateur « séduit » particulièrement par la façon dont il nous fait part de cette existence. Il procède par cercles concentriques. Il débute par le moment où Jonas Wergeland se retrouve seul dans sa maison avec le cadavre de sa femme et ensuite, il multiplie les allers-retours dans le passé, avant de revenir au présent et à cette scène originelle d’un homme qui découvre le cadavre de sa femme. Il remonte à l’enfance du protagoniste et passe en revue, scrupuleusement, tous les événements, grands et petits, qui l’ont jalonné. Les digressions abondent, les digressions dans les digressions, les associations d’idées. Une idée en amène une autre qu’il faut creuser avant de revenir à la première, boucler la boucle pour mieux repartir sur une autre. Mais ouf, jamais le lecteur n’a le sentiment d’être perdu.
C’est à une véritable autopsie que le narrateur se livre et, comme dans un corps où tous les organes se répondent, la vie qu’il conte est aussi pleine d’éléments interconnectés. Certains ont des explications très lointaines, dans une logique qu’on pourrait, schématiquement, qualifier de « freudienne » : un événement dans l’enfance aura une répercussion sur l’adulte qu’il deviendra et façonnera sa personnalité. Mais ne serait-ce pas un peu scolaire, finalement, que toute une vie, un caractère, puisse être expliqués par des traumas infantiles ? Car, dans Le Séducteur, certaines causes sont à aller chercher… dans le futur, bien après que des certains événements se soient produits. Ce que Jonas Wergeland peut faire à vingt-deux ans trouvera sa cause (et non sa conséquence) dans un autre événement qu’il vivra quand il en aura par exemple trente-deux. Vertige de la narration et des causalités qui rompent leurs chaînes traditionnelles.
Le Séducteur, c’est aussi les Mille et une nuits revisitées à la sauce scandinave. Le livre est constitué non pas d’une histoire, mais d’une multiplicité de petites histoires. Elles font le livre, mais aussi les personnages, à l’image de cet échange :
« - Ce que j’essaie de dire, je crois, c’est que chaque être est autant une somme d’histoires qu’un ensemble de molécules. Moi, par exemple, je suis en partie ce que j’ai lu au fil des ans. Mes lectures ne me quittent pas. Elles se déposent en moi comme… je ne sais pas… des sédiments.
- En définitive, tu penses que les histoires que tu as entendues sont aussi importantes que les gênes que tu as reçus. »
Axel prit soudain l’ait songeur que l’on affiche souvent en entendant quelqu’un d’autre énoncer clairement ce que l’on a en tête.
« Pourquoi pas ? dit-il.
- Effectivement, pourquoi pas renchérit Jonas. Donc, selon toi, le fait d’entendre une bonne histoire est susceptible de changer un humain.
- Parfaitement. Peut-être est-ce ça la vie, au fond… Engranger des récits, se forger un arsenal de bons moments pour pouvoir ensuite les agencer de manière complexe, comme l’ADN.
- Si tu as raison, ce qu’il faudrait, c’est manipuler les histoires et non les gènes.
- Exact. Ce n’est pas l’ordre des paires de bases que l’on devrait cartographier, mais celui des histoires qui constituent notre vie. Et qui sait ? En les agençant autrement, peut-être obtiendrons-nous une vie différente ? »
Facétieusement, à un autre moment, le narrateur nous glissera : « Jonas n’avait jamais compris ces individus qui lisaient des romans ». Mais pour nous qui lisons des romans, Le séducteur est un livre formidable. Sa structure étonnante, revigorante, questionne sur la manière de créer, de « mettre en scène » un récit. Ce qui fait la force de cette histoire, ce n’est pas seulement l’histoire en tant que telle, mais comment elle est racontée. Mais la façon de la raconter n’est-elle pas justement ce qui la crée en tant qu’histoire, ce qui en fait le sel ? Une bonne question dont il n’y a sans doute pas de réponse définitive, à l’image de celle de l’œuf et de la poule. Mais on pourra encore s’interroger dessus en attendant, Le conquérant et Le découvreur, les deux autres volumes de la trilogie « Jonas Wergeland ». Et qui sait s’ils ne pourront pas nous faire appréhender de manière radicalement nouvelle ce premier opus.
Yann Suty
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