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Le mendiant sans tain, Philippe Leuckx (par Sonia Elvireanu)

19.04.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie, Le Coudrier

Le mendiant sans tain, février 2019, ill. Joëlle Aubevert, 54 pages, 16 €

Ecrivain(s): Philippe Leuckx Edition: Le Coudrier

Le mendiant sans tain, Philippe Leuckx (par Sonia Elvireanu)

 

Poète et critique belge réputé dans le monde francophone, Philippe Leuckx est l’auteur d’une œuvre considérable, récompensée de nombreux prix, dont Prix Pyramide (2000), Prix Emma-Martin (2011), Prix Gros Sel (2012), Prix Robert Goffin (2014), Prix Maurice et Gisèle Gauchez-Philippot (2015), Prix Charles Plisnier (2018).

L’un de ses plus récents recueils de poèmes, Le mendiant sans tain, paru chez les Éditions Le Coudrier en 2018, est illustré par deux portraits réalisés par Joëlle Aubevert : un homme qui semble interroger un ailleurs lointain, en correspondance avec le personnage des poèmes. Philippe Leuckx parle de la solitude, de l’absence, du vide de la vie par un personnage qui en est écrasé, mais ranimé encore par le souvenir d’un meilleur de la vie qu’on lui refuse : « Parfois un souvenir étoile le front éteint/ Comme une grappe de joie/ Qui désaltère la peur/ Qui s’indigne et prolonge/ Nos petites mains tremblantes ».

Le poète regarde autour de lui, observe et se fait le porte-parole de ceux qui vivent sur le pavé, « mendiants sans tain », sur les trottoirs devenus « de vrais miroirs de nos vies ». En trente poèmes, il esquisse l’image de la vie d’un mendiant, rendu à l’état d’objet, caché par un tas de chiffons et de cartons, son habillement et sa couverture usés par le temps à le protéger contre la pluie, la neige, le froid, la gelée, la rudesse des saisons. Il emprunte la voix du mendiant avec lequel il tente de s’identifier pour rendre vie à l’invisible, à son âme qui ne cesse d’être ce qu’il y a de plus humain en l’homme. On ressent peser l’altérité, extérieure et intérieure, désignée par la différence sociale (le mendiant et les autres) et le manque d’affectivité, de lien fraternel qui rapproche les gens.

Il y a un contraste frappant entre le visible/ l’invisible, le moi social/ le moi intérieur, entre la solitude accablante de l’exclu et son rêve d’être homme, rien de plus, qu’on lui reconnaisse ce droit d’appartenance à son espèce. Ce double du mendiant, corps et âme, anéanti par le vide de la vie, c’est au fond celui de l’être humain : « Il porte à sa main/ L’autre de lui-même/ Fantôme de marche/ D’un corps bien étranger/ Qu’il ne reconnaît plus ».

Le poète parle ainsi d’un exil parmi les siens, d’un statut inconcevable pour un homme, celui d’un chien refusé par tous, de l’indifférence, de l’exclusion sociale dont la société est bien responsable. Comment retrouver l’humain dissolu lentement dans le périple impitoyable de la vie, refaire le visage humain du monde en dérive, rejoindre, relier et non pas exclure ? Il faut s’interroger encore sur l’homme et le sens même de sa vie après des siècles d’expérience.

Ce mendiant drapé de solitude et d’absence, effrité tel un objet par le temps, réduit à l’état « d’un paquet de chiffons », à voir défiler devant lui le souffle de la vraie vie, n’a que le rêve de respirer un jour comme les autres, de sortir de l’absence par un regard, un geste, une porte ouverte par les siens : « Je heurte la porte/ J’y pousse ma peur mon cœur/ S’il m’en reste/ Et j’attends qu’on m’ouvre/ Qu’on dise les mots / Qui pourraient abréger ma faim/ Repousser l’attente dans l’air ingrat/ Qui vers le soir pèse/ Comme un tonneau cerclé ».

Le dialogue incessant du mendiant avec soi-même dévoile le côté lumineux qui existe en chacun, la sensibilité conservée malgré la misère de la vie, l’aspiration à la lumière, à l’amour : « Hier je me suis surpris à mendier la lumière/ Comme on mendie l’amour/ Comme on l’espère/ Dans l’étroit de son cœur/ À l’heure la plus redoutable/ Celle de l’ombre sans aveu/ Où l’on murmure un chant/ Invisible de soi/ Qui égare au désert ».

Entre le je du moi et le il narratif, en vers libres, mais mélodieux, toute une vie et sa désespérance s’y racontent. Celle du mendiant qui se tait, en marge de la vie, mais son âme bourrée de paroles aimerait dire sa souffrance et sa solitude. Cependant, l’espoir veille à son chevet errant. Il est le poète du rêve et de l’absence, qu’il partage le soir avec les rues désertes et le ciel, le chantre de l’attente et de l’espoir qui font survivre. Tout est en lui, la vie manquée, le rêve de partager avec les autres, murmuré par le poète à l’oreille des lecteurs : « Prenez mes mains qui pensent/ Dit-il autour de lui/ Elles ont serré le vide/ Plus qu’il n’en fallait/ Pour sentir le seul poids du pain/ La seule mesure des miettes/ Dispersées sous la neige/ Les mots ont tout gelé/ Le moindre sol est tain ».

Cet exclu ne mendie pas de biens, mais un regard affectueux pour mettre fin à son exclusion. Il continue de croire à un brin d’affectivité humaine, c’est pourquoi il se fait statue dans le paysage « dans l’ivresse un peu vaine/ de l’attente » d’un Pygmalion à lui rendre la vie.

 

Sonia Elvireanu

 


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A propos de l'écrivain

Philippe Leuckx

 

Philippe Leuckx est un poète et écrivain belge né à Havay (Hainaut) le 22 décembre 1955.