Le Maître du Haut Château, Philip K. Dick (par Léon-Marc Levy)
Le Maître du Haut Château (The Man in The High Castle, 1962), trad. américain, Michelle Charrier, 380 pages, 7,90 €
Ecrivain(s): Philip K. Dick Edition: Le Livre de Poche
La pire erreur que l’on pourrait commettre à propos de Philip K. Dick serait de le confiner dans l’espace exclusif de la Science-Fiction – avec la condescendance qui accompagne trop souvent ce confinement. Dick est un grand écrivain et son champ est la SF ou la dystopie ou l’uchronie. Il est, avec JG. Ballard, Clifford Simak, Ray Bradbury et Isaac Asimov, l’un de ceux qui ont érigé un genre considéré auparavant comme mineur en partie intégrante de la grande littérature. Le souffle narratif, l’universalité de la vision, la puissance de l’imagination mettent Philip K. Dick dans la troupe (nombreuse) des plus grands écrivains américains du XXème siècle. Et Le Maître du Haut Château, l’un de ses chefs-d’œuvre majeurs.
Le Maître du Haut Château, écrit en 1962, est une uchronie post deuxième guerre mondiale, qui court de 1948 à vingt plus tard. Les Alliés ont perdu la Guerre, Le Reich allemand et le Japon impérial ont triomphé et se sont partagé le monde. Une ligne de démarcation sépare les ex-USA en trois blocs, l’un dominé par les japonais à l’Ouest, l’autre par les nazis à l’Est et, entre les deux, une zone « neutre ».
Il est bien difficile de ne pas commencer par évoquer Le Complot contre l’Amérique, de Philip Roth, publié 42 ans après le roman de Dick, et dont le thème est proche. Même si l’inspiration vient peut-être de Dick, Philip Roth prend des chemins très différents, déroulant sa narration dystopique dans son tropisme habituel de la communauté juive de Newark.
Il est encore plus difficile de ne pas évoquer une œuvre antérieure à celle de Dick, Autant en emporte le temps, de Ward Moore, datant de 1953, où une uchronie imagine la victoire du Sud sur le Nord dans la Guerre de Sécession.
Philip K. Dick, lui, donne à son uchronie une dimension de géopolitique planétaire. Les « vainqueurs » – on l’a dit, se partagent le monde. Mais la domination des nouveaux maîtres ne se fait pas du tout avec les mêmes méthodes. Le discours managérial des Japonais s’oppose de front à celui des nazis. L’un est fait de soie, l’autre de fer rouge. Et Dick déploie ces stratégies opposées dans toute la longueur du roman avec une intelligence rare, déconstruisant le discours du maître pour en saisir l’essence, jusqu’à l’affrontement – inévitable – de ces deux stratégies de domination des hommes et des états.
Les Japonais, fidèles à leur tradition ancestrale, exercent leur magistère par la douceur, la persuasion, la manipulation invisible. Ils tissent la toile de leur gouvernance autour de leurs proies, sans même que leurs proies ne s’en rendent compte. Comme le malheureux Robert Childan qui s’aperçoit que son interlocuteur nippon l’a manipulé dans une affaire de vente de bijoux.
« Il m’a brisé. […] Il nous a humiliés, ma race et moi. Et je n’y peux rien. Il m’est impossible de me venger ; nous sommes vaincus, et toutes nos défaites ressemblent à celle-là, si ténues, si délicates que c’est tout juste si nous en avons conscience ».
Ce sont bien deux civilisations du Mal qui s’affrontent mais l’une – celle des Japonais – apparaît dans le roman très supérieure à celle des Allemands parce que fondée sur une connaissance ancestrale des hommes, de leurs faiblesses et de leurs passions, alors que celle des Allemands s’affirme – par le nazisme – comme une négation radicale de l’humanité.
« Leur vision ; cosmique. Il n’y a pas un homme ici, un enfant là, mais une abstraction : la race, le pays. Volk. Land ? Blut. Ehre. On ne parle pas d’hommes d’honneur, mais de Ehre même, de l’honneur : l’abstrait est réel à leurs yeux, la réalité invisible. Die Güte, oui, mais pas d’hommes de bien, pas cet homme-là. Leur sens de l’espace et du temps. Ils voient par-delà l’ici et maintenant jusque dans la vaste nuit, l’immuable. Ce qui est fatal à la vie. Parce que, au bout du compte, il n’y aura plus de vie ». Et aussi : « Ils veulent être les agents de l’Histoire, pas ses victimes. Ils s’identifient à la puissance divine, ils se prennent pour des dieux. La voilà, leur folie de base. Ils ont succombé à un archétype ; leur ego a crû de manière psychotique au point de les empêcher de savoir où il commence et où s’achève la tête divine. Il ne s’agit pas d’hubris, de fierté, mais d’inflation de l’ego au stade terminal – la confusion entre l’adorateur et l’objet de son adoration. Ce n’est pas l’homme qui a absorbé Dieu ; c’est Dieu qui a absorbé l’homme ».
Le génie de Philip K. Dick va au bout du vertige littéraire. Ce roman est traversé par trois livres.
D’abord, Le Yi King ou « livre des transformations » – livre ancestral de Chine censé donner aux hommes des réponses à leurs questions par des voies de présage et de divination. Le Yi King joue un rôle essentiel dans cette histoire puisque c’est par lui que se joue le destin du monde. Les personnages le consultent régulièrement et adaptent leurs décisions à ses présages.
Le deuxième est un livre très à la mode – un best-seller vendu à des millions d’exemplaires, un roman intitulé Le Poids de la sauterelle, et signé d’un auteur nommé Hawthorne Abendsen – uchronie qui raconte que la Guerre a été remportée par les Alliés, que les puissances de l’Axe ont été vaincues. Uchronie dans l’uchronie car, bien sûr, le troisième livre c’est celui qu’on a dans les mains et qu’on est en train de lire ! Et Dick va – diaboliquement – croiser les trois, amenant peu à peu le lecteur à se demander quel est LE livre, où est la vérité, quelle est la situation réelle du monde dans la fiction de Dick ? Comment démêler le faux du vrai ?
Et l’abyme entraîne dans un vertige absolu le lecteur jusque dans la révélation finale, ahurissante.
Réflexion sur l’homme et le Mal, roman stupéfiant – dans tous les sens du terme – Le Maître du Haut Château s’inscrit dans les grands moments de la littérature américaine.
Léon-Marc Levy
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