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Le Feu du Milieu, Touhfat Mouhtare (par Théo Ananissoh)

Ecrit par Theo Ananissoh 14.10.22 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman

Le Feu du Milieu, Touhfat Mouhtare, Editions Le Bruit du Monde, août 2022, 334 pages, 21 €

Le Feu du Milieu, Touhfat Mouhtare (par Théo Ananissoh)

 

C’est quelque chose comme un roman à la fois réaliste et merveilleux. L’histoire d’une vie prise dans des circonstances sociales insolubles et une narration faite d’envolées imaginaires par besoin peut-être de « s’échapper » justement de ce réel sans issue. La romancière tisse avec une maîtrise remarquable une intemporalité qui laisse s’épanouir son sujet fondamental. Lequel ? Disons : le duo humain sur Terre – l’homme et la femme. Il est beaucoup question du Coran dans le roman ; de son étude, de son enseignement et de son interprétation. Il est donc permis de voir dans Le Feu du Milieu une intention d’être un texte sur le fondamental, un propos sur le primordial humain. L’imagination riche, la patience narrative, des séquences issues du Livre saint ou des légendes et contes populaires autorisent cette lecture. Le duo humain sur Terre donc. L’homme et la femme. Et les multiples modalités effectives de leur cohabitation éternelle – maître et esclave, père et fille, mère et enfant, riche et pauvre, dominant et dominé, noir et blanc, chasseur et proie, etc.

Nous sommes dans un lieu nommé Itsandra, sur une île dans l’océan Indien, au large de l’Afrique ; un lieu de croisement des races, des religions et des croyances ancestrales d’Afrique et d’Asie. Celle qui raconte s’appelle Gaillard – nom ou prénom hérité d’un voyageur quelconque de passage dans l’île. A la naissance, Gaillard a failli être tuée par sa propre mère, une jeune servante, une esclave. Surprise, la pauvre accouchée s’enfuit on ne saura jamais où. Gaillard est recueillie par celle qui l’a sauvée in extremis et qui s’appelle Tamu. Une autre esclave – à la disposition sexuelle de Fundi Ahmad, maître de l’école religieuse du lieu. C’est donc sa mère, Tamu. Les deux, Tamu et Gaillard, sont liées par un attachement et un amour aussi profonds qu’inexprimés en tant que tels. La description des relations entre la mère adoptive et sa fille est une admirable réussite d’écriture, un beau chapitre de sensibilité littéraire. Tamu disparaîtra plus tard, comme ça, sans qu’on sache où et comment et il sera alors question, entre autres hypothèses communes, de personnes, en particulier des femmes jeunes, qu’on enlève furtivement ici et là dans l’île pour les vendre ailleurs. Gaillard a un destin de personne servile tout naturel en quelque sorte, et dans la première moitié du roman, elle nous conte le quotidien de cette existence au service total des maîtres ; elle parle pour elle et pour trois ou quatre autres servantes de son âge et de son environnement. C’est au cours d’une des habituelles tâches serviles – le ramassage de fagots – qu’elle rencontre une autre jeune femme à la peau claire, née libre, elle. Halima – c’est son prénom –, à l’orée de sa vie de femme, découvre l’une des modalités du duo homme et femme sur Terre, une autre nuance de l’esclavage, qu’on lui présente sous l’appellation de mariage. Elle fugue, sans aucune perspective de s’échapper de l’île. Avant de retourner se laisser marier, Halima confie un objet secret à Gaillard. Une promesse de retrouvailles pour les deux. Elles se reverront, vivront des moments intenses dont la narration atteste des qualités de romancière de Touhfat Mouhtare.

« Derrière le rideau de ma chambre, Tamu s’était mise face à moi. Ses yeux noirs lançaient des éclairs. Ses cheveux soigneusement huilés luisaient, tout comme sa peau sombre, lisse et rebondie, à la lumière de notre lanterne dont la flamme faiblissante dansait entre les parois de verre enfumées. Dehors, la pluie criblait férocement le sol de ses projectiles liquides. Malgré la réprimande, je ne pouvais m’empêcher de faire mentalement le tour de la maison, songeant aux endroits où j’aurais pu placer des calebasses afin de recueillir de l’eau.

D’un geste preste, Tamu saisit ma robe par le col. Son geste me décontenança tant que je reculai d’un pas.

– Ceci, souffla-t-elle, c’est tout ce que tu possèdes de palpable en ce monde. Si je te l’enlève, tu es nue. Tu m’entends ? Nue, bo daba ! ».

Touhfat Mouhtare a écrit un roman surprenant de vision et de sensibilité. Le lecteur peut décider, il nous semble, de la manière de comprendre l’aspect merveilleux du roman, sachant que de bout en bout demeure clair et net le propos de fond. Quelles sont les modalités de vie du duo humain sur Terre ? Comment se procède ce face-à-face homme-femme ? Cette présence à deux sur l’île ? Sous le couvert d’une narration de la vie quotidienne et inoffensive de jeunes servantes, Touhfat Mouhtare démonte rudement les mécanismes huilés et séculaires de l’affreuse confiscation de la vie de l’un par l’autre, d’une condamnation irrémédiable de l’autre à l’infériorité. Comment l’un s’octroie le droit d’user de la vie de l’autre ? Au moyen de quels recours, de quels conditionnements insidieux, de quels mensonges, de quelles ruses codifiées ? Gaillard, à qui on a infligé une horrible mutilation afin, croit-on, de la préserver de la prédation masculine, Gaillard est un être dont l’esprit éveillé questionne les circonstances insolubles de son existence asservie. Touhfat Mouhtare a construit un personnage subtil et attachant dont le mérite d’être libre, si l’on ose dire, est si éclatant que le roman, à la fin, est une charge sans rémission contre la condition de l’humain dépossédé de sa liberté – avec une écriture accomplie et sereine.

« Fundi avait deviné mon histoire d’amour avec le Livre sacré. Il savait que ce que je ressentais pour ces mots ne pouvait être enseigné aux autres sans écorner sa crédibilité. Et lorsque nous étions seuls, il y faisait allusion, non sans s’armer de mille précautions afin que je ne le dénonce pas pour hérésie ».

 

Théo Ananissoh

 

Née en 1986 aux Comores, Touhfat Mouhtare a publié un recueil de nouvelles et un roman. Elle vit en région parisienne.

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A propos du rédacteur

Theo Ananissoh

 

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Domaines de prédilection : Afrique, romans anglophones (de la diaspora).
Genre : Romans
Maisons d'édition les plus fréquentes : Groupe Gallimard, Elyzad (Tunisie), éd. Sabine Wespieser

Théo Ananissoh est un écrivain togolais, né en Centrafrique en 1962, où il a vécu jusqu'à l'âge de 12 ans.

Il a suivi des études de lettres modernes et de littérature comparée à l’université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle. Il a enseigné en France et en Allemagne. Il vit en Allemagne depuis 1994 et a publié trois romans chez Gallimard dans la collection Continents noirs.

Il a aussi écrit un récit à l'occasion d'une résidence d'écriture en Tunisie, publié dans un ouvrage collectif : "1 moins un", in Vingt ans pour plus tard, Tunis, Ed. Elyzad, 2009.

 

Lisahoé, roman, 2005 (ISBN 978-2070771646)

Un reptile par habitant, roman, 2007 (ISBN 978-2070782949)

Ténèbres à midi, roman, 2010 (ISBN 978-2070127757)

L'invitation, roman, Éditions Elyzad, Tunis 2013

1 moins un, récit, (dans Vingt ans pour plus tard), 2009