Le Dormeur, Didier Da Silva (par Yann Suty)
Le Dormeur, Didier Da Silva, Marest Editeur, octobre 2020, 128 pages, 14 €
La réalité est parfois déroutante. C’est l’été 1974 et ils sont nombreux à se précipiter au cinéma pour aller voir Emmanuelle. Dans les salons, on discute de L’Archipel du goulag de Soljenitsyne. Valéry Giscard d’Estaing prononce son fameux « Vous n’avez pas le monopole du cœur » et remporte l’élection présidentielle. 1974 est aussi l’année de naissance du narrateur, David Da Silva lui-même. C’est également au cours de cette année qu’a été tourné un film, baptisé Le Dormeur, réalisé par un certain Pascal Aubier que Didier Da Silva découvrira quelques années plus tard. Il subira alors un choc esthétique. Il décidera d’en tirer un livre.
Le Dormeur est une adaptation du poème de Rimbaud, Le Dormeur du val, et qui consiste en un long travelling d’un peu plus de neuf minutes dans une forêt. On aperçoit un homme étendu que l’on croit vivant, mais qui ne l’est pas. Après avoir vu ces images, David Da Silva part à la recherche du réalisateur. Ce ne sera pas le début d’une longue traque car il le retrouve facilement. Les deux hommes sympathisent, Pascal Aubier se met à raconter sa vie, les gens avec lesquels il a travaillé. Tout le gratin du cinéma français d’une certaine époque y passe.
Le name-dropping est d’une telle rigueur que ça en devient presque fatigant. L’homme aurait travaillé avec tout le monde, connaît tout le monde. On sourit. C’est toujours amusant ces histoires où des inconnus se mettent en scène en train de fréquenter des noms illustres. Mais pour Pascal Aubier, il n’y a rien de pittoresque à fréquenter des gens célèbres. Dans le salon de son grand-père, il avait l’habitude de croiser Francis Ponge, Picasso, Joan Miró ou Duke Ellington. Il devient l’assistant de Godard, son homme à tout faire, son compagnon de beuverie pour lequel il n’hésite pas à laisser en plan le tournage de son film. Il se lance lui-même, tourne Le Dormeur et quelques autres films.
La vie que raconte Pascal Aubier est si incroyable que Didier Da Silva se demande s’il n’a pas affaire à une espèce de Keyser Söze, comme dans Usual Suspects, qui invente une histoire à mesure qu’il la raconte. Pascal Aubier multiplie les expériences, à une époque où il dit que tout est possible, « tout, y compris n’importe quoi ». Le lecteur a parfois du mal à y croire, comme quand il déclare que certains grands réalisateurs affirment avoir été influencés par son œuvre. L’homme en fait presque trop. Mais il sème le doute. Quelques recherches sur Internet permettent de vérifier qu’il s’agit bel et bien de la réalité. Tout ce que dit l’homme est vrai. Ou sinon, cela veut dire que c’est une étourdissante supercherie, parfaitement mise en scène, avec des moyens considérables. Certaines choses sont tellement grosses qu’elles n’auraient pas pu être inventées. Il faut donc admettre qu’elles sont réelles.
Pascal Aubier connaît le milieu du cinéma, il a tourné un certain nombre films, mais son nom n’est pas resté dans les mémoires. Peut-être parce qu’il ne s’est pas donné la peine de se faire connaître. Ça ne l’intéressait pas, prétend-il, et on veut bien le croire. Peut-être aussi parce qu’il ne prend pas le cinéma au sérieux, « ce cirque », cette « plaisanterie passionnante ». On se retrouve dans les marges de la « grande histoire ». C’est un peu ce que présente Terrence Malick dans son film Une vie cachée. Le titre de l’œuvre provient d’une citation de la romancière George Eliot : « Si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu’elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus ».
Derrière l’histoire officielle, les grandes dates, il y a d’autres histoires, tant d’autres histoires. En voici donc une, celle d’un artiste qui a influencé de grands artistes de son temps, mais dont le nom n’est pas resté. Il est aujourd’hui tiré des limbes cinématographiques. Son œuvre sort également en Dvd. Elle est éditée par Pierre-Julien Marest, le fondateur de Marest Editeur. Combien de créateurs ont été découverts ou redécouverts après leur mort ? Pascal Aubier est toujours vivant. On pourra célébrer la volonté d’un écrivain (et de son éditeur) de donner à un homme toute la place qu’il mérite, estiment-ils, dans l’histoire du cinéma. Leur entreprise sera-t-elle couronnée de succès ? Cela pourrait être une autre histoire. Ce livre pose aussi la question du créateur. Pascal Aubier crée pour créer, et son travail s’achève là. Peu importe ensuite la réception et la diffusion de son œuvre. Il a réalisé et s’en tient à son strict rôle de réalisateur, au seul plaisir de faire. Il n’est pas un commercial qui essaye de convaincre les autres de s’intéresser à son travail et de le vendre. Il s’en tient à son œuvre, stricto sensu. A-t-il imaginé qu’un jour un écrivain tenterait de le pousser sur le devant de la scène ?
Yann Suty
Didier Da Siva, né en 1973, a fait paraître son premier roman, Hoffmann à Tôkyô (Naïve) à 33 ans. Ensuite ont suivi, chez L’Arbre vendeur, L’ironie du sort (2014) et Toutes les pierres (2018). Il a également publié un bref hommage à un film de chevet (Louange et épuisement d’Un jour sans fin, Hélium, 2015), un hommage plus bref encore à un ami mort (Cyril, ekphr@sis, 2018) et une copieuse éphéméride (Dans la nuit du 4 au 15, Quidam, 2019). Il aime jouer avec les faits, leur drôlerie plus ou moins volontaire, leur fantastique mélancolie. Il aime par-dessus tout le cinéma et la musique, arts du temps.
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