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Lamento 1955-1994, Jean-Claude Pecker

Ecrit par Jean-Paul Gavard-Perret 14.12.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie

Lamento 1955-1994, Z4 éditions, septembre 2017, 48 pages, 8 €

Ecrivain(s): Jean-Claude Pecker

Lamento 1955-1994, Jean-Claude Pecker

 

« Je glisse sans appel dans la faute de l’histoire » (J. B.)

 

L’innommable

Ces huit poèmes sont un théâtre d’ombre. Pas n’importe lequel. Celui des disparus. Pas n’importe lesquels. Nelly et Victor. Les parents de l’auteur arrêtés en 1944 le jour de son 21ème anniversaire. « Je ne me suis jamais remis de leur disparition. Ils ont été arrêtés parce qu’ils étaient juifs ».

L’empreinte non seulement résiste : elle n’a pas bougé. Mais l’auteur a dû attendre 50 ans avant de se décider à les écrire et dix autres pour les terminer. Ces seules indications de temps précisent et témoignent de ce que de tels mots engagent : ce n’est pas un art de la fugue mais une toccata – rappel à l’ordre du cœur. Elle condense et porte à la langue vers l’avoir eu lieu, l’avoir aimé.

Jean-Claude Pecker écrit comme s’il obéissait à un commandement et à une hantise : « J’ai dormi cinquante ans (…) / dans un mode déjà / mort aux soleils de vie / mort aux jours de jouvence / mort aux éclairs de l’aube ». Ses poèmes existent enfin dans le montage des mots en réserve d’eux-mêmes dans la mémoire.

Le poète vit de ses morts et par et pour eux, dans la pulsion de dire, dans l’émission des sons, dans le galop des phrases ou leur hésitation, leur régression. Sa langue doit aux yeux des exécutés de voir et à leurs oreilles d’entendre. A ses lèvres alors de laisser sortir la parole. Aux mains de toucher la justesse de la pensée. Sans la langue il n’y aurait plus rien.

La langue devient la complice de l’impensable. Elle a eu du mal à être, il a fallu à Pecker du temps pour apaiser tant que possible la haine et oser l’amour. Reste le train qu’il imagine et dont il entend le bruit des bogies « du train noir, qui roule dans la nuit (…) : carcasse de ferraille / emmenant les carcasses déjà de morts souillés / de ceux que j’ai aimés », et qu’il aime encore.

Mais si au commencement était le Verbe, désormais celui qui reste est le Verbe sans eux. Mais pour l’auteur, les mots, contrairement à ce qui dit Jabès, « ne sont pas que des mots dans un livre ». C’est pourquoi Pecker a mis si longtemps à l’oser, à l’écrire. Et s’il l’a osé c’est parce qu’il croit qu’en la seule immanence de la langue, en amont et en aval de lui, dans la vie qui se continuera chez ceux qui viendront après lui et qui liront cette histoire comparable à tant d’autres orphelins de la Shoah mais qui chaque fois est unique.

Il y a là un devoir de mémoire. Mais surtout un cri d’amour. Il n’a jamais cessé. Ici tout ce qui a habité sa vie s’efface, l’auteur devient amnésique de ses savoirs. Ne demeurent que les mots qui comptent. Ceux qui arrivent tout seuls mais qui sont impossibles à dire. Ceux qui créent la pensée, la font avancer, la retiennent. Où elle s’ignore encore.

Demeure la mélopée, galopante et coupée ; la voix d’infra langage, d’infra soi qui crée le sens avant le sens. La voix comme bruissement de la douleur qui ne conçoit pas de terme. C’est un théâtre d’ombre. Un théâtre presque muet. Il faut tant de temps pour que les mots reviennent…

 

Jean-Paul Gavard-Perret

 

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A propos de l'écrivain

Jean-Claude Pecker

 

Jean-Claude Pecker est né à Reims en 1923. Il est astrophysicien et professeur honoraire au Collège de France et membre de l’Académie des Sciences. Il a publié de très nombreux livres scientifiques ainsi que des ouvrages d’art et de poésie.

 

A propos du rédacteur

Jean-Paul Gavard-Perret

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Domaines de prédilection : littérature française, poésie

Genres : poésie

Maisons d’édition les plus fréquentes : Gallimard, Fata Morgana, Unes, Editions de Minuit, P.O.L


Jean-Paul Gavard-Perret, critique de littérature et art contemporains et écrivain. Professeur honoraire Université de Savoie. Né en 1947 à Chambéry.