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Laisser être et rendre puissant, Tristan Garcia (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 05.04.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Laisser être et rendre puissant, Tristan Garcia, PUF, Coll. Métaphysiques, février 2023, 570 pages, 29 €

Laisser être et rendre puissant, Tristan Garcia (par Marc Wetzel)

 

C’est un – encore assez jeune – homme génial (parce qu’avec humour et sincérité dépassé par sa propre puissance de pensée) et sympathique (parce que touchant, et voulant partout justesse) ; il intrigue, parce que sa capacité de vérité avance sans cesse, radicale sur les « lignes de front », nuancée dès qu’on respire en paix ; il désarçonne, parce qu’il ne défend aucune forme de vie définie (il nous donne juste de quoi s’arranger mieux, plus brillamment, plus distinctement, avec la nôtre) : le seul devoir qu’il consent à nous donner est de rassembler nos moyens de le comprendre. Il ne fait le siège de rien, il ne défend non plus aucune forteresse : il veut juste « réfléchir au coup d’après, ouvrir une brèche de possibilité » (L’architecture du possible, p.105). Il n’aime que rendre possibles de nouveaux élans de sens, les rendre disponibles, loisibles à un effort de vérité (les aménager pour ceux qui voudraient bien reprendre son effort de compréhension), et ne combat que les ennemis du possible, ceux qui abusent des effets contraires (inévitables) de ce qui rend possible, les aggravant au lieu de les adoucir. Lui, simplement, part en « éclaireur » des futures niches de vie sensée et de pensée heureuse, des nids à venir de fidélité (scrupuleuse et partageable) au possible.

Pour dire les choses comme elles sont, il veut garder son génie libre pour lui-même (chercher la vérité, même si elle lui donne tort) et utile aux autres (si la vérité qu’il permet peut leur donner raison). Il y parvient, pudiquement : il ne s’enquiert jamais auprès des autres de la nature de la joie dont il est la source. La ronde de voix à laquelle il doit de penser lui suffit.

Il y a quelque chose d’enfantin dans l’irénisme (l’amour de la paix) de l’auteur : c’est comme un enfant qui voit se battre (ou simplement entend s’insulter) deux adultes : il veut les arrêter, les voir magiquement s’apaiser, parce qu’il n’imagine pas du tout de l’inexpiable entre eux. Il croit à tort que l’impartialité leur serait aussi facile que lui est l’innocence. Il voit bien que leurs positions adverses sont également possibles, mais ne comprend pas pourquoi des possibles refuseraient de s’entendre. D’autant que la violence que les belliqueux créent lui semble d’autant vieillir le monde, accentuer son âge (déjà canonique), et rendre d’autant plus malaisé son devoir d’enfant de recoller au devenir, de rattraper son retard sur la si complexe actualité des choses. Les guerres des grands lui semblent aussi malvenues que des bagarres d’ivrognes dans une maternité. Il préfère qu’on laisse leurs possibilités à tous les êtres (toutes leurs idées, leurs positions, leurs ressources) plutôt que les voir exercer leur puissance à s’entre-détruire.

À la fin de l’enfance, cela s’inverse : « L’adolescent lève les yeux au ciel : il a bien compris qu’il y avait la guerre, lui. Il n’aime pas qu’on joue à l’innocent, ça le dégoûte. Il comprend que la paix ment » (L’architecture du possible, p.77). C’est qu’un ado doit faire deux guerres : une guerre à l’enfant qu’il fut, une autre à la société adulte où ceux qui n’ont plus à grandir négocient entre eux. L’adolescent, faute d’une substance (nécessairement à venir) soigne son style, aiguise ses manières, noie dans l’apparence l’apparition de sa puissance ; il tire la couverture de l’universel vers sa seule particularité à justifier, il fait combattre son image contre celles des autres, il se fait militant de son simple chantier d’existence, se rendant ainsi la seule incompatibilité (l’affrontement des parti-pris) désirable. Il se mobilise contre l’armée de possibles qui lui donneraient tort, et défend avec ses potes – seuls solidaires de son effort, comme lui des leurs – sa seule puissance de construire sa place. L’ado n’a pas le choix : il doit, dans le proche avenir à se réserver, rendre impossible la concurrence. Là (p.300) où l’enfant devait perdre (ou faire perdre en apitoyant) en puissance pour gagner en possible(s), l’adolescent ne gagne en puissance qu’en perdant (ou faisant perdre en scandalisant) en possible.  Chez Garcia, peut-être, l’ontologie est à bon droit enfantine, la métaphysique est logiquement adolescente, et la philosophie qui articule l’une à l’autre magnifiquement adulte.

Ontologie ? La pensée, dit l’auteur, c’est la perception du possible ; elle est comme une saisie concrète des variations abstraites du réel, qui rend possible la représentation de relations multiples ou implicites. L’homme, par la pensée, peut ainsi saisir (par comparaison) ce qui manque au réel, et (par abstraction) le dessaisir de ce qui le compose. Comme le dit Tristan Garcia : « la pensée ajoute à l’être ce qu’elle lui soustrait » (p.79) ; elle enrichit ainsi l’être à chaque fois qu’elle saisit ce que chaque être n’est pas. On voit alors que la pensée peut prendre deux voies : celle de la connaissance (savoir à quelles conditions ce qui est pensé est réel, ou ce qui est possible peut exister ; là, la pensée se contraint elle-même pour saisir ce qui existe sans elle, ce que le réel fait nécessairement de lui-même pour suivre son cours ; connaître, disait à peu près Bachelard, c’est restreindre l’esprit à ce qu’il aurait dû penser), et l’autre voie, inverse, qui s’ouvre à tous les possibles, qui accentue le pouvoir de la pensée de se donner indéfiniment d’autres objets, d’accéder à ce qu’il peut y avoir partout, même à peine réel, même à la limite de l’indétermination. Cette voie, Garcia, avec la tradition philosophique, la nomme ontologique, parce qu’elle vise à formuler tout ce qui pourrait être, ou plutôt (car ce n’est pas un recensement de fantaisie) le minimum d’être pouvant communément assurer participation à un monde. Là où la science veut expliquer les conditions nécessaires (régulières mais cachées) de ce qui se produit, l’ontologie veut les conditions suffisantes (partagées mais minima) de toute éventuelle contribution à la réalité, elle descend jusqu’au plus petit, commun mais distinct, dénominateur de présence possible au monde. Elle procède donc par abstractions successives, passant d’états de réalité encore trop déterminés pour en extraire, peu à peu, le noyau ou la source toujours plus communs, donc toujours moins déterminés, en s’arrêtant, sur le seuil exact d’une présence tout à fait indistincte, à la dernière chose à pouvoir être réelle avant le rien. Ainsi, sous la substance, on descend à ce qui est commun à elle et à ses propriétés ou modes, à savoir la présence unique ou individualité ; sous l’individu, on descend à ce qui est commun à l’identité numérique qu’il détient et à l’identité spécifique qu’il partage, à savoir la nature matérielle ; sous la matière, à ce qui est commun à la présence matérielle et aux représentations d’elle, le réel. Sous le réel, à ce qui est commun entre ce qui tendait à le devenir (la propension), et ce qui l’autorisait à n’être pas impossible (la non-contradiction), à savoir l’idée d’un monde possible. Et du monde possible à ce qu’il y a de commun entre un monde de possibles (mais peuvent-ils former totalité ?), et la simple possibilité d’être dans un monde (car il n’y a de pur possible qu’un à la fois, la stricte désolidarisation des possibles permettant seul à chacun d’être tout le possible en une fois et à son tour), soit sa solitude, le parfait solo de sa possible différence. Le commun distinct de toute présence minimale d’être, le voilà : « être un seul possible » (p.227). Mais laisser être tout possible rend impuissant ; et toute puissance exige, en retour, de limiter l’inopérante prolifération des possibles, c’est-à-dire de rendre impossible non seulement le grand n’importe quoi du chaos, mais les innombrables petits n’importe quoi de la légion des possibles (« Plus on rend possible, moins on rend puissant », p.296). Le possible périt dès qu’il perd sa solitude. Mais justement, on ne peut en rester à ce désert de quasi-présence, il faut remonter articuler les possibilités entre elles dans une puissance de vie et de pensée. Si le possible est le minimum commun de réalité, et si, par définition, tout réel est possible, tout réel n’est pas puissant. Une remontée métaphysique vers de possibles puissances concrètes s’impose (l’abstraction est un processus sans fond, alors que toute force doit trouver – et donc monter gagner – les appuis de son parcours).

Métaphysique ? Une puissance est une capacité à se servir du monde pour agir sur lui. Toute puissance est donc à la fois immanente (elle puise sa force là où elle a lieu) et transitive (elle fait se passer autre chose qu’elle). Garcia donne ainsi trois exemples fondamentaux de puissances : la vie, qui est puissance matérielle de résistance à la matière (un être vivant, par sa compartimentation, ses rythmes, ses réserves, sa circulation interne, son mouvement orienté, redirige activement la matière même dont il est fait) ; la subjectivité, puissance temporelle de résistance au temps (dans la mémoire, l’abstraction, l’anticipation, ce sont les cours spontanés, respectivement, du passé, du présent et du futur qu’un sujet désordonne ou recompose selon sa fin propre, comme on voit qu’une liberté peut agir sans dépendre du passé, une analyse arrête le présent en en décomposant les éléments, un projet donne force d’initiative au futur… La puissance consiste ici à se servir du temps que pourtant elle est elle-même) ; la communauté politique, qui est puissance collective de résistance au collectif (elle crée des « semblables » en formant du « nous » ; elle lutte contre la déformation collective du semblable s’opérant par domination, exploitation et destruction, par les moyens eux aussi collectifs de l’empire, la négociation et l’émancipation). Moyens eux-mêmes faillibles, s’espérant vainement infinis, mais s’épuisant (comme tout « processus », dit l’auteur, ne pouvant à terme éviter de « devenir résultat »), et se renversant les uns dans les autres, renouvelant les figures de l’hégémonie sans pouvoir la tarir.

La métaphysique de la juste puissance est, selon Garcia, une métaphysique de la résistance (non celle du résultat, par identité, ordre et propriété ; ni celle du processus, par intensité, lien et expression) : elle cherche ainsi dans la distinction la frontière vivante des êtres, entre identité figée et intensité insaisissable ; dans l’égalité la juste mutualité entre les êtres, entre l’ordre qui les écrase, et le vague lien qui les brouille et dissout (l’égalité, pour l’auteur, n’est pas du tout l’homogénéisante équivalence, mais le titre pareillement distribué à tous de relance et répartie) ; dans la formation enfin le dépassement à la fois des propriétés (telles qu’une chose ne serait « légitimement » qu’en les ayant) et des expressions (telles qu’une chose n’aurait à les manifester « authentiquement » qu’en ayant d’abord leur être assuré en elle) : la formation est la seule genèse réelle de ce qu’on devient, incorporant à mesure l’effet de nos rencontres avec d’autres êtres, et, ainsi, apprenant à même le réel ce que nous pouvons y être. Pour citer l’auteur :

« Pour connaître, pour agir, pour sentir avec le plus de puissance, rien ne nous semblera meilleur que de percevoir et de concevoir des êtres égaux, distincts et sans cesse en formation » (p.393).

Cette dualité centrale (que le titre indiquait, et que tout le livre déploie), ici, du possible et de la puissance, les deux à la fois irréductibles et incompatibles, fonde une pensée de la double résistance : résister, montre l’auteur, c’est à la fois interrompre un excès de possible par de la puissance (ne jamais imaginer ce qui empêcherait de vouloir !), et un excès de puissance par du possible (ne jamais vouloir ce qui ferait cesser d’imaginer !). L’extraordinaire typologie éthique (proposée à la fin du livre au chapitre « Être non-hégémonique ») approche ainsi au plus près l’idéal d’une subjectivité « résistante et résistible ». Et cela, dit l’auteur, « sans se promettre l’infini » et sans se raconter d’histoires (il est normal, et même souhaitable et utile que notre lucidité soit jugée dépressive, notre engagement jugé fanatique, notre libéralité inopérante, notre rationalité bornée, et notre liberté confuse !). Tout cela fait comprendre à une vie que possibilité et puissance ne s’échangent qu’en prenant chacune sur elle, et n’adviennent en chacun qu’en passant par les autres.

« De sa naissance à sa mort, une vie subjective met à l’épreuve sa capacité éthique à rester possible en devenant puissante, à rester puissante en devenant possible » (p.530) ; n’oubliant jamais – apprenant à résister assez à la matière pour jouir d’elle, résister au temps pour, détournant son cours spontané, en irriguer en nous notre esprit et entre nous la culture, résister à la domination pour nous traiter en semblables, c’est-à-dire en êtres pouvant également pouvoir… – d’aussi, toujours et d’abord, se résister à soi-même. C’est là, bien sûr, le vieil idéal philosophique de sagesse (assumer tout ce que nous pouvons être en renonçant à ce que nous ne saurions pas être, ne jamais aimer la guerre même que nous serions tenus de mener, aimer la relève de nos efforts périmés), reformulé pour nous par un penseur éblouissant, merveilleusement cohérent, et généreux.

 

Marc Wetzel

 

Philosophe et romancier, Tristan Garcia, né en 1981, formé par deux de nos meilleurs philosophes actuels (Francis Wolff et Quentin Meillassoux), enseigne à l’université de Lyon III. Il est notamment l’auteur de Forme et objet (2011), Nous (2016), et La Vie intense (2016). L’œuvre de pensée, toujours en cours, paraît déjà, malgré son ardente complexité, décisive sur tous les points qu’elle aborde, et d’une extraordinaire importance. Un clair et récent livre d’entretiens (avec Jean-Marie Durand), L’architecture du possible (PUF), aidera tout lecteur à bon droit curieux.

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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.