La veine des étoiles phonétiques, Céline De-Saër (par Luc-André Sagne)
La veine des étoiles phonétiques, Céline De-Saër, Atelier de L’Agneau Editeur, 2024, 80 pages, 16 €

En choisissant pour titre de son premier recueil de poèmes « La veine des étoiles phonétiques », Céline De-Saër ouvre un chemin. A la source des mots, de leur son autant que de leur sens (l’oralité est ici primordiale), qu’elle plonge dans une nuit qui serait, comme l’écrit Péguy, l’état habituel et permanent. Un chemin qui est cheminement, à la découverte, pas à pas, de ce qui pourrait être un gisement ou une pulsation, selon la double acception de la veine du titre, relevant du domaine minier comme de la circulation du sang.
Gisement d’images, d’émotions au fil des pages, alternance de lutte et d’abandon de la part de la poète : les visions s’enchaînent, le sang bat trop vite aux tempes. Car il s’est produit un événement tragique, à l’origine, ainsi qu’on peut le supposer, de l’écriture du recueil, et qui apparaît explicitement par deux fois, dans toute sa violence et la netteté de sa description.
Tout d’abord, une brève mais limpide déclaration qui sonne comme un premier avertissement : « Je m’avance vers sa mort à elle, / l’hémorragie dans la nuit du 27 au 28 août ». Fait rare, la précision d’une date, seul repère auquel font écho plus loin dans le recueil deux autres dates, le « lundi 21 août » et « le 26 août », dont l’antériorité place les poèmes qui les contiennent en amont du drame survenu et leur attribue de la sorte une valeur particulière.
Près de trente pages après survient une nouvelle évocation, présentée en une scène plus longue, plus détaillée, et que l’on pourrait qualifier de scène de la double mort. Celle d’un couple, « lui resté à même le sol – de la chambre (…), elle emportée dans le rouge et bleu pompier / qui ne l’ont pas emporté lui ». Mais qui finalement ne la sauve pas non plus, lui faisant uniquement « gagner du temps pour rien ».
On n’en saura pas plus mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui compte, ce qui leste le recueil de son poids de vie, c’est ce noyau premier de douleur, cette charge initiale de chagrin contre lesquels se heurtent tous les mots du recueil, que ce soit pour nourrir colère et rébellion, ou pour en tirer un équilibre fragile et précaire. Ils sont constamment en réaction devant l’abîme qui menace de les engloutir, ils sont les armes que la poète brandit pour se défendre, avec lesquelles elle combat, vacille et se reprend, dans une lutte incessante, âpre, une lutte intime faite d’épuisement et de ravissement mêlés.
C’est une voix forte qui prononce ces mots, une voix profondément humaine qui nous parle de l’expérience traumatique qu’elle a connue, et qui en porte témoignage : « Je ne comprends toujours pas comment tout / peut disparaître ainsi : en une respiration ». Une voix qui préfère certaines couleurs et affirme sa connexion avec l’univers tout entier.
Elle s’exprime en effet souvent à travers des couleurs qu’elle choisit et où le bleu domine. Couleur de la couverture du recueil lui-même, c’est encore le bleu qui le clôt par ses derniers mots : « La langue bleue des étoiles ». Plusieurs poèmes se suivent qui se rallient à ce qui pourrait être un mot d’ordre : « D’abord le bleu ». Un bleu personnalisé et qui s’intensifie : « Ton bleu est de plus en plus bleu ». Jusqu’à représenter un danger, « une overdose sanglée de bleu », allusion peut-être au drame qui s’est joué. Mais si le bleu est dominant, il n’est pas exclusif. Le blanc, le noir, le gris interfèrent et se juxtaposent parfois dans d’autres poèmes et ce sont autant de nuances distinctes du bleu que la voix emprunte pour dire ses mots et leur donner une tonalité différente. Avant de trouver peut-être la couleur supérieure, « ta couleur de peau d’âme ».
Cette voix qui parle à travers des couleurs est aussi en union étroite avec tout ce qui l’entoure, la nature, le ciel, l’univers. Elle vibre avec le monde, elle est en osmose avec lui. Il n’est pas jusqu’aux Perséides qui ne fasse l’objet de plusieurs mentions, dans cinq poèmes précisément, comme un appel presque désespéré pour obtenir une réponse à la question qui la taraude (pourquoi cette disparition ?) et qui ne viendra pas (elles sont « mourantes » ou « mortes »), dont on comprend toute la portée quand on sait que cette pluie d’étoiles filantes n’est visible que l’été, surtout en août, le mois où la mort a précisément frappé. Cette voix que l’on suit s’incarne dans un « corps de montagne », elle se projette « toujours dans les montagnes / Et dans la forêt de la mer, aussi », au plus près des éléments et des manifestations de la vie : « Je crois entendre les cloches des animaux dans / la montagne (…) / ce soir me dit que je n’hallucine pas ». Si attentive se montre-t-elle, si à l’écoute, que la tension est palpable, comme si la douleur d’avoir perdu des êtres chers rendait tout plus intense, et plus exacerbée la sensibilité au vivant. Au point, par moments, de rendre visible l’invisible.
C’est alors que l’on rentre dans une autre dimension, et que la voix de la poète, non contente de passer par des couleurs pour exprimer ses états émotionnels, ni d’être étroitement reliée au cosmos, devient médiumnique : « J’avance dans la nuit accompagnée : / Un point /.médium .passeuse. boussole / continent (en dérive) ». C’est le contact avec les fantômes, et surtout avec les morts, qui est rendu possible. À plusieurs reprises il s’agit de « parler avec les morts », d’être à « la fête des morts ». Les frontières habituelles sont abolies, l’espace et le temps confondus et les mots eux-mêmes « laissés seuls, libres », qu’on « mélange pour dire », se dédoublent en « mots des autres mots : / ceux qui n’existent pas ».
Une faille s’ouvre dans la veine explorée des étoiles phonétiques, toujours à la recherche, jusqu’à l’angoisse, d’un possible éclaircissement de l’épreuve traversée, de sa finalité dernière. Dans l’attente d’un oracle, donc. Par trois fois il y est ainsi fait appel, pour en rechercher l’histoire d’abord, et surtout, malgré le risque de « jouer à croire », en invoquant « l’oracle sorcier », celui qui « tatoue une langue de feu sous la peau du ciel ».
Réveiller des puissances mystérieuses que le langage, ici déconstruit, tente de décrypter, ainsi fait Céline De-Saër pour dépasser son chagrin et lui conférer une portée plus universelle et partant plus humaine. Intrépide, elle accomplit ce voyage initiatique sans faiblir, sans se laisser submerger, telle une « lumière qui se tient debout ».
Luc-André Sagne
Céline De-Saër s’inscrit par son travail dans le champ poétique et photographique au moyen du fragment, de la prose et de l’intervention sonore. Elle participe à des scènes ouvertes, à des lectures et à des résidences d’écriture. La veine des étoiles phonétiques est son premier recueil.
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