La sagesse dans le sang, Flannery O'Connor
La sagesse dans le sang (Wise blood 1949). Trad. USA Maurice-Edouard Coindreau. Edition présente septembre 2012. 245 p. 7,50 €
Ecrivain(s): Flannery O'Connor Edition: Gallimard
Ce livre est une bourrasque, une tornade littéraire !
A commencer par la préface de 1959 – à ne surtout pas manquer – signée par la plume acerbe et saignante de Maurice-Edgar Coindreau, également brillant traducteur de cette œuvre. Il s’en donne à cœur-joie à propos des évangélistes qui ont toujours pullulé aux Etats-Unis :
« Il est à remarquer que, chez les femmes évangélistes tout spécialement, le démon de la chair s’éveille de bonne heure, non sans parfois troubler leur système nerveux. Mary Baker Eddy était hystérique dès son âge le plus tendre. Elle le resta jusqu’à sa mort. Crises de nerfs, convulsions, épilepsie ; catalepsie. Il fallait la calmer à grand renfort de morphine, à moins que quelque personne obligeante ne la prît dans ses bras et ne la berçât. Les bras d’homme étaient particulièrement efficaces. »
Belle entrée pour une œuvre époustouflante de nervosité, de puissance, de drôlerie et d’amertume !
Etonnante Flannery O’Connor, dont la biographie ne laisse en rien présager une écriture aussi violente et irrévérencieuse. Née dans une famille catholique de Géorgie, elle n’en a jamais bougé jusqu’à sa mort prématurée. Et pourtant c’est dans un langage des plus verts, des plus grossiers parfois, dans un style haletant et décapant qu’elle nous donne ici l’histoire assez ahurissante d’un jeune homme frustre et à moitié fou qui va s’engager – à défaut de toute autre « vocation » - dans la voie de la prédication. Il va fonder « l’Eglise sans Christ » (sic) et déverser à tous les coins de rue des cataractes d’injures blasphématoires à l’encontre de Jésus, dans un délire oratoire d’une logique improbable :
« Ecoutez-moi, vous tous, cria Hazel, partout où j’vais j’porte la vérité avec moi. J’prêcherai cette vérité n’importe où, à qui voudra l’entendre. J’prêcherai qu’il n’y a pas eu de Chute parce qu’il n’y a jamais eu d’endroit d’où on pouvait tomber, et pas de Rédemption parce qu’il n’y a jamais eu de Chute, et pas de Jugement parce qu’il n’y a jamais eu ni Chute ni Rédemption. Jésus était un menteur, y a que ça d’important. »
Hazel Motes va ainsi croiser, dans sa folie, des personnages au moins aussi fous que lui, plus grotesques les uns que les autres, peignant ainsi peu à peu, un tableau inouï des rues des villes du Sud profond, sorte de cour des miracles à l’américaine, peuplée de dingues, de malfrats, de putains et de prédicateurs à n’en pas finir.
Tout au long de cette lecture, on pense à « la nuit du chasseur » de Davis Grubb, dont Laughton a fait un film inoubliable avec le grand Mitchum incarnant un prédicateur évangéliste psychotique et dangereux. Car les personnages de Flannery O’Connor ne se contentent pas de délire verbal. Ils vont jusqu’aux violences physiques, jusqu’aux meurtres sanglants, jusqu’aux mutilations les plus abominables.
C’est un monde marginal et inquiétant que celui de Flannery O’Connor, où la déviance, le mal, l’idiotie, la folie sont à chaque coin de page. En cela, elle ne déroge pas à la littérature du sud des Etats-Unis, qui a toujours plongé ses histoires dans des univers glauques et poisseux, et elle fait figure de digne contemporaine de Faulkner, de Carson McCullers, ou de Tennessee Williams. Avec, derrière le tableau des monstres, la même quête obsessionnelle du sens de la vie, de la rédemption, du salut. Comme un rêve de lumière au bout du tunnel interminable du monde des hommes.
« Elle était là, assise, les yeux clos, regardant, plongeant ses regards au fond de ses yeux vides, et il lui sembla qu’enfin elle arrivait tout au début de quelque chose qu’elle ne pouvait pas commencer, et elle vit Hazel Motes s’éloigner plus loin, toujours plus loin, plus loin, plus loin encore, jusque dans les ténèbres où il finit par devenir le minuscule point lumineux. »
On sort de la lecture de « la sagesse dans le sang » avec le sentiment d’avoir traversé un monde de gargouilles en tout genre, derrière lesquelles se cachaient, quand même, des êtres humains.
Leon-Marc Levy
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