La Peinture et le cri, Jérôme Thélot (par Didier Ayres)
La Peinture et le cri, Jérôme Thélot, octobre 2021, 184 pages, 25 €
N’es-tu pas reine ô toi que découronnera
La camuse au milieu des infâmes cris noirs
N’es-tu pas à présent le charnel chant du soir
N’es-tu pas la beauté que la mort posséda ?
Pierre Jean Jouve
Cri noir
La Peinture et le cri aurait pu se sous-titrer : Variations sur le cri. Car de Pollaiolo à Francis Bacon, Jérôme Thélot explore la production plastique occidentale du cri en peinture, s’appuyant sur l’effet de punctum qui prend sens dans la vision légèrement inquiète que suscitent les tableaux. Donc, il oriente le regard vers un suspens, un point d’orgue, un accent bruyant et muet, si cet oxymore convient, vers la bouche ouverte et béante de personnages sacrés ou profanes.
L’appel douloureux de ces bouches, le gémissement, l’exclamation de la souffrance, la douleur tout simplement, va de la lamentation de l’un des deux larrons sur la croix jusqu’au fait divers d’un meurtre rue Monsieur le Prince en 1975. Tout cela est contenu par une histoire du cri, dont le fameux tableau de Munch où le cri va jusqu’à la déformation des lignes de la perspective, est évidemment le plus parlant.
Cette variété de signes depuis l’unique signe d’une bouche tordue par un endolorissement brutal, bouche torse qui clame une prière sourde vers le spectateur, depuis la peinture qui est par essence muette, parole inarticulée qui densifie le sens des œuvres, de signes donc, cette variété condense l’action aphasique, la « chose muette » comme la dénomme J. Thélot, restant sensible à la fois en proximité avec le mal subi, et l’inscription sur la toile d’un sentiment humain qui dépasse toute langue : le tableau bizarrement hurle.
Ce livre est donc une exploration de l’éventail de bouches énigmatiques, mystères de la clameur en peinture. De là, la relation à la fois de l’image interloquée et le silence, tous deux étant des sentiments suggérés par le tableau. Tableaux donc inscrits dans une dialectique : le bruit et le chuchotement, le visible et l’invisible. Car cet assourdissement naturel de la peinture laisse entrer en soi par l’œil tout puissant, le vocabulaire du gémissement et de la violence comprise comme une audace au repos amoureuse du péril – si bien définie par Jean Genet. Tout se concentre sur l’effet invisible et tonitruant de la bouche arrêtée sur une parole indicible, sur une anomie. La matière bouche est matière peinte et matière à penser.
Car ce qui ici requis de l’art de peindre, c’est ce dont par nature cet art est incapable : c’est montrer l’intériorité de ce qui est intérieur, exposer le plus intime de l’intimité, c’est donner à voir ce qui est invisible. Crier n’est que la sonorisation de la vie invisible, non sa visibilisation. Crier est l’expression originaire de la chair impressionnelle dans l’instant halluciné où sa vie intérieure, excessive, se sonorise mais ne se montre en aucune vue.
Je n’en dirai pas davantage sur les thèses de l’ouvrage, car elles prennent corps au fur et à mesure et s’adaptent à chacun des tableaux référencés (et à leur reproduction en couleur très parlante). Je préfère donner en supra mon sentiment de liseur, car ma propre conceptualisation devant cette richesse indéniable de la « peinture de cris » est bel et bien une façon d’engager chacun à sa propre lecture. Cette entrée du vacarme dans le monde fini et silencieux de la toile et de l’image, avec pour seul viatique une bouche ouverte vers le néant, engage la vision de chacun des regardeurs, à la fois sur le dit du hurlement et le dit en soi de la douleur.
Il faut peiner longtemps sous l’objectivité du non-sens pour percevoir l’analogie. Il faut endurer l’injustifiable, et ne pas le surmonter, pour dégager ultimement de l’image, de la « chose muette », un sens tout de même un peu parabolique. Il faut regarder par l’œil moderne l’irrémissible meurtre et le massacré sans mots, l’in-fans, celui qui ne parle pas, criant en vain sous le ciel désert, pour contempler à travers lui le Crucifié, entendre dans son cri le dernier cri du Christ.
Didier Ayres
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