La Parole, Malcolm de Chazal (par Marc Wetzel)
La Parole, Malcolm de Chazal - texte inédit présenté par Yves Moatty, Arfuyen, 96 pages, septembre 2025, 14€
"La Parole est ce par quoi la vie est une, et qui fait de l'homme le fils aîné de la Nature. La Nature est la Parole, dont l'homme s'est échappé. Et l'abîme où il est tombé, est son abstrait" (p.43)
Malcolm de Chazal (1902-1981), l'homme de l'île Maurice, avait - c'est bien connu - le génie plutôt présomptueux ("Je considère n'être pas inférieur à Dieu", déclarait-il à Bernard Violet, car "Je vais vous dire. Si Dieu n'existait pas, si l'univers n'existait pas, si vous n'existiez pas : moi, j'existerais. Ce qui m'intéresse, c'est de me créer "), et un brin paranoïaque ("Le fait que j'existe est une ignominie pour l'île Maurice, parce que personne ne peut m'aimer. S'ils m'aimaient, ils se haïraient", ajoute-t-il tranquillement, car "Une oeuvre comme la mienne demande l'obstacle, la solitude, le refus. Et j'ai à Maurice tout ce que je veux..."). Mais génie il y a, et même les rares qu'il ménageait ou flattait dans ses innombrables articles insulaires l'ont senti passer :
"J'ai un immense défaut, c'est d'être trop généreux. Lorsque j'écris des articles sur des gens, je vais trop loin. Ma critique est très dangereuse, car elle peut les propulser à des hauteurs où ils se brisent eux-mêmes".
Son génie particulier tient d'abord à une acuité d'observation extraordinaire (presque pathologique) des données sensibles, et à un don de détection des rapprochements et des contrastes au sein de la vie des choses, ou de la présence des êtres, quasi-obsessionnel. Littéralement, pour lui, tous ses sens "voient", et lui voit ce qu'est, partout et pour tout, sentir. C'est le physiognomoniste acéré de la nature entière ! Quelques brefs exemples, sans ordre :
"Le corps humain est un visage au ralenti"
"Une taie dans l'oeil zèbre toute la face"
"La perspective faciale part chez l'homme du nez, tandis qu'elle y aboutit chez l'animal"
"Le dégoût fait de nous des ruminants de l'odorat"
"Dans l'extrême douleur, les rôles sont renversés : les hommes poussent des cris de bêtes, et les bêtes des cris humains"
"Les joues sur les faces vides ne servent à rien"
"Toutes les lignes psychiques du corps et du visage aboutissent à la nuque - pour partir de là et nous relier au monde de l'invisible. La nuque est notre nombril psychique" etc.
Même les symboles graphiques sont pour lui occasion de lecture décapante, comme dans la (peu démocratique !) observation suivante :
"Le signe égalité est fait de deux moins".
Voilà donc le Malcolm de Chazal au début de son oeuvre : un monstrueux et ubiquiste regardeur (son attention à la nature est assez intense, écrit-il, pour en attirer vers lui les reliefs et la fait devenir pour lui réellement "convexe", alors que le relâchement subit de son intérêt suffit, rejetant les images captées au-dehors, à la rendre "concave"!), avec un style capable de rendre son discours à son tour littéralement voyant ! Les volumes successifs de Sens plastique (salués par Breton, Paulhan, Ponge, Braque ...) en témoignent. C'est que Chazal croit en une vie propre de la Nature, et conçoit en retour une nature de la vie.
Une vie propre de la Nature, car celle-ci lui semble organiser sa propre existence (en donnant à l'essence même des choses son pouvoir spontané et propre d'opérer) et participer à elle-même dans son évolution (en "soudant" les éléments d'univers utiles à sa propre reproduction). D'où ce fabuleux empire d'analogies qu'elle est, devant et en lui, ce retentissant entretissement de correspondances au sein des phénomènes, la nature étant assez inspirée pour, en quelque sorte, s'influencer elle-même ("La Nature est une grande conversation avec le divin", assure-t-il ailleurs). Oui, assure le titre de ce livre, oui, la Nature est elle-même La Parole, même si, bien sûr, le monde est muet : un langage des signes du monde existe donc bien, si l'on comprend que le monde se dit à lui-même quelque chose - si les ressemblances qu'il montre sont des comparaisons qu'il énonce, si les images qu'il est illustrent les idées (c'est à dire les réserves de rapprochements, les essences actives et les eurékas morphogénétiques des choses) qu'il a. "Images" n'est en effet pas une métaphore chez Chazal, puisque, selon lui, le dynamisme naturel produit ses êtres (cristaux, astres, protéines ...) en les faisant reproduire leur modèle et refléter les aspects de ce qui leur ressemble, ou contraster ceux de ce qui les bouscule ou les trouble : un troupeau déchiffre ainsi son pâturage, une meute se recrute elle-même en décelant ses braves et ses lâches, toute séquence de prédation est une entre-lecture d'approches et d'esquives, antigène et anticorps font dialoguer clés et serrures de leurs cellules ... "La vie" déclare-t-il tranquillement à Bernard Violet, "est une bible". Les choses sont donc exactement des images, des signes interagissants : "parole", étymologiquement, a contracté, on le sait, "parabole", et, comme un auto-Évangile, la Nature ne raconte que ce qu'elle veut s'expliquer, elle se donne les formes de ce qu'elle s'efforce ainsi de formuler. L'auteur fournit ainsi un "liant" métaphysique aux correspondances baudelairiennes ( que "les couleurs" soient "les empreintes digitales du soleil", même Goethe ou Baudelaire n'auraient osé l'assurer !), et, tel un détective ontologique, voit ainsi, par un exemple entre mille, comment une aurore travaille (aménage autour d'elle ce qu'elle revient, à chaque rotation de son secteur de Terre, inaugurer) :
"L'aube rougit l'écorce, bleuit les feuilles, verdit la terre, et jaunit le regard de l'homme. L'heure du laitier est le royaume de fée de la lumière" (id., p. 64)
Pour dire comment les éléments de la réalité ainsi s'entre-influencent (donc s'entre-informent, décèlent ou détectent quelque chose de leurs états respectifs) doivent pouvoir être liés les uns aux autres pour constamment produire une réalité ordonnée et neuve, Malcolm de Chazal a ici des mots-clés (dos, profil, horizon, angle, ombre ...), qui disent à leur façon cette communication mutuelle et cette participation latérale ou transversale des êtres : dans le "monde du dos", écrit-il, les choses se soutiennent les unes les autres pour tenir réalité (le dos est l'organe d'appui - qui fait qu'on peut s'adosser - et de portage - qui fait qu'on peut endosser et assumer, mais lui-même s'expose et s'éreinte, échine sensible au bâton comme à la contracture, abri fatigable et servile). Dans "le monde du profil", c'est à dire de l'essence fonctionnelle, les choses se considèrent et s'envisagent les unes les autres, "se voient" sous l'angle sous lequel elles se seront utiles, laissent reconnaître d'elles et reconnaissent des autres la seule esquisse de présence dont tirer parti (avoir le profil, disent sans rire nos recruteurs, c'est ne faire valoir que sa seule capacité à occuper un poste). Dans "le monde de l'horizon" (pas d'horizon dans l'infini, par principe, constate Chazal), les choses et les êtres se circonscrivent et se ménagent les uns les autres : l'horizon est le repère relatif de leur entre-accessibilité, la frontière mouvante et finie d'une possible ouverture sans obstacles, d'un "jusque-là seulement" de leur disponibilité. C'est dire ainsi que dans la réalité, telle qu'elle se produit et a usage d'elle-même, tout ne peut pas être avec tout, même si rien ne peut jamais se séparer du reste, qu'il y a donc partout et toujours à la fois des "angles" d'advenue et des "ombres" de présence. La méditation chazalienne sur l'angle (qui n'offre qu'un secteur de rencontre et n'a de "sommet" que dans le coin qu'il est) et sur l'ombre (qu'il caractérise superbement comme "cachot en plein jour") impressionne. Devant Zénon d'Elée contestant la réalité du mouvement (comment se déplacer si l'on doit être à tout instant là où l'on est ?), Diogène, on le sait, répondait en marchant; mais Chazal rétorque que l'ombre de Diogène, elle, le suivait sans devoir se déplacer ! L'ombre, dit-il en une élégante et mystérieuse approche, est aussi indéplaçable que le sont l'espace (qu'elle occupe) et la nuit (qu'elle recèle). Dans ces passages de l'auteur (assez nombreux), on ne comprend plus tout, c'est vrai, mais on devine - et respecte - un effort unique de compréhension.
Et puis il y a cette nature propre de la vie, qui l'inspire et le guide. D'abord il établit que l'homme, par sa capacité d'abstraction même, est "sorti" de la vie, du jeu vivant, universel et spontané des formes, pour ne s'adonner qu'aux formes construites de et par son ego !
Nous avons ainsi, en construisant nos machines (c'est-à-dire des objets que nous concevons pour ce qu'ils savent ou sauront faire), perdu le sens de l'action de la Nature sur elle-même
Nous avons, en forgeant nos mythes (qui imaginent un savoir que des êtres surnaturels auraient de notre monde et d'eux-mêmes), perdu le savoir d'elle-même de la Nature.
Nous avons enfin, en pouvant abstraire (c'est-à-dire penser à part des choses ce qui, inséparablement d'elles, les organise ou les meut), perdu l'art de toute forme naturelle de s'extraire elle-même du Tout (alors que l'abstraction, fatalement, s'en isole) : toute abstraction est soustraction locale, alors que toute concrétion est extraction globale. Sa capacité d'abstraction - scientifique et philosophique - n'aura donné pour trône à l'homme (pourtant sommité de la vie) qu'une "montagne au sein de l'abîme" (p.45)
Pour "enjamber" alors le verbe abstrait, et retrouver la parole première et suffisante de la Nature, il faut donc, selon Chazal, que la pensée rejoigne la vie (ce que, estime-t-il, la poésie peut au mieux : l'homme qui se pense s'appauvrit, alors que l'artiste, comme l'enfant, est celui qui "se connaît par la vie", même si, dit-il singulièrement, l'enfant ne "mérite" pas, lui, sa propre innocence, puisqu'il ne se l'est pas donnée !), car la "vie" lui paraît la prouesse cosmique majeure. En agissant sur elle-même pour produire des êtres vivants, la Nature a en effet produit des êtres capables d'agir à leur tour sur eux-mêmes et de se reproduire. Et la vie, constate-t-il dans des textes contemporains du nôtre, est faite essentiellement d'eau ; elle est une sorte d'action organisée et compartimentée de l'eau sur elle-même, sous la direction de la lumière. Et de même, écrit-il, que la vie est l'eau naissant de l'eau, le charme est comme une vie naissant de la vie : le "charme", qu'il décrit comme "père de toute expression", fidèle promesse d'un renouvellement perpétuel et "pouvoir d'infini". Comme si la vie s'y séduisait elle-même toujours assez pour se repermettre et relancer indéfiniment. La vie est ce qui a su charmer assez la matière qu'elle est par ailleurs, pour en obtenir une liberté d'agir que la matière n'a, justement, elle, pas même le choix de refuser !
On hésitera pourtant, sans doute, à suivre Malcolm de Chazal dans sa conviction que "l'homme est le principe qui couvre tout le champ de la vie" : c'est la vieille idée de l'homme microcosme, comme le principe abrégé d'une Nature qui en assure, elle, dans l'étendue et l'évolution, le déploiement. ("L'homme est l'universel rond-point de l'universelle nature", écrit-il dans le premier Sens Plastique, p.56). L'homme serait la quintessence inspirée de la Nature. L'auteur estime en effet que l'être humain est à la fois le vivant le plus complexe du monde connu (sa composition est donc la plus dense formule des éléments de l'univers accessible) et le vivant le plus doué du monde connaissant (l'homme accède à la connaissance de tout car seul il sait trouver les bonnes raisons de penser ce qui est. Si le monde a été forgé par le Verbe, seul le verbe de l'homme - guéri de l'abstraction - peut le retrouver, et c'est en quoi Abellio voyait, admirativement, en Chazal un gnostique). Bien sûr, sa "Parole" n'a peut-être rien de cosmique, si elle n'est que l'essence humaine du monde - comme le travail n'est que l'essence mondaine de l'homme. Et que les essences des choses naissent au ciel (au lieu d'attester seulement que l'autonomie voluptueuse de chaque chose - comme le dirait Laurent Albarracin - l'ouvre justement d'autant mieux à l'entièreté du monde), on peut ne pas l'accorder. Mais, quoi qu'il en soit, le savoir poétique de Chazal aura su dépasser la nature visible sans pourtant "violer" la nature "invisible" (comme le fait la "purulence" du spiritisme ou de la nécromancie, qui ne font que livrer des cieux fictifs, dit-il quelque part, puisque "l'Absolu ne peut être forcé"), relayant seulement quelque chose de la Voie royale d'un Devenir vivant :
"Dieu a été pour les hommes le Préjugé, l'Alibi, le Dépotoir de tous leurs mythes, le Paratonnerre de toutes leurs peurs, le Masque, le Prétexte, l'Agent de domination et d'exploitation de l'homme par l'homme.
Dieu a été une Fable et la grande Mystification.
Dieu est autre, Il est la vie" (p.75)
La Nature est donc parole, lance ce petit livre inspiré, souhaitant arracher en douceur à la vie son secret pour nous instruire du nôtre, et particulièrement fidèle au mot d'ordre que s'était donné un jour Chazal : "Nous allons donc confesser la Terre". Rien ici, c'est vrai, n'est simple, limpide, univoque, ni même tout à fait sincère et aimable, mais cet originalissime penseur-poète incarne bien ce qu'il disait lui-même de l'artiste : le plus généreux des hommes, puisqu'il ne crée que pour donner. Mais aussi le plus impérieux et intraitable, puisqu'il ne donne que pour créer. Merci à Yves Moatti de permettre, par l'édition (sobre et nette) de cet ouvrage, de compléter le mystère de cet irrésistible et indécidable démiurge.
Marc Wetzel
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De nombreux éléments ont été ici recueillis du remarquable livre de Bernard Violet sur (et avec) Malcolm de Chazal, "L'ombre d'une île" (L'éther vague, 1994 et 1996), ouvrage dont on se permet de chaleureusement recommander la lecture aux amateurs de Malcolm.
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