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La parole contraire, Erri de Luca

Ecrit par Marie-Josée Desvignes 07.09.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Italie, Gallimard

La parole contraire, traduit de l’italien Danièle Vain, janvier 2015, 40 pages, 8 €

Ecrivain(s): Erri de Luca Edition: Gallimard

La parole contraire, Erri de Luca

 

« Ptàkh pìkha le illèm » : « ouvre ta bouche pour le muet »

(Proverbes/Mishlé 31/8) cité par Erri de Luca, p.18

 

La parole contraire est le récit, ou plutôt une sorte d’argumentaire de Erri de Luca dans sa condamnation pour « incitation au sabotage »… Incitation au sabotage… Vraiment ? C’est en tout cas ce qu’a déclaré le tribunal à partir des phrases écrites dans le Huffington Post Italie, et l’Ansa (équivalent de l’AFP) par Erri de Luca lui-même. Erri de Luca refuse le terme « acte terroriste » même s’il se reconnaît une maladive incitation à la résistance qui lui vient de son enfance et plus exactement de ses lectures.

Ses influences, Borges, Chalamor, l’ont sans doute poussé à devenir anarchiste, « la littérature est un point d’arrivée qui ne répond ni aux genres ni aux thèmes. Il survient et alors, c’est une fête pour celui qui lit ». Devenir anarchiste après la lecture de Hommage à la Catalogne de Georges Orwell, certes, mais Erri de Luca s’interroge alors sur sa préférence pour la défense des anarchistes espagnols plutôt que les bolcheviques russes. Il est certain que sa colère a ses racines dans la littérature, mais celle-ci a ouvert surtout sa sensibilité à l’injustice dans la vraie vie quand elle prend la forme par exemple de la mort du cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli, tombé par la fenêtre ouverte du commissariat le 15 décembre 1969…

Erri de Luca s’interroge alors sur ce qui peut pousser aujourd’hui un jeune en dehors de la résistance civile populaire et c’est déjà suffisant si ce n’est un autre Orwell. Dans ce cas, il voudrait bien être celui-là pour déclencher un sentiment de résistance civique. Mais voilà, « Un écrivain incite tout au plus à la lecture et quelquefois à l’écriture ». Un écrivain comme Pasolini par exemple peut permettre de se forger une opinion en contre. Et en 1973, par exemple, on pouvait encore trouver des pétitions de soutien à la Résistance (comme lors de l’assassinat de Allende). Mais aujourd’hui… « Essayez donc de demander au firmament du tapis rouge une signature pour la plus innocente pétition ».

Ce n’est pas sa parole qu’il défend là, comprenez bien, il n’appartient à aucun parti, avant de protéger sa parole c’est celle de l’autre qu’il veut défendre, celle des sans voix, celles des opprimés, des muets aux analphabètes… Il faut créer l’utopie, « l’utopie n’est pas un point d’arrivée mais un point de départ». Et le combat de Val de Suze est celui de la recherche d’un lieu qui existe ! « Le Val de Suze se bat contre le désastre environnemental pour le conjurer ». Il faut à tout prix se battre pour se débarrasser des parasites, de la corruption, des intérêts privés et des privilèges. Il réfute l’idée d’avoir influencé les gens, bien assez capables de voir tout seuls qu’on les bafoue, qu’on leur ment, qu’on les prend pour des imbéciles et qu’on les méprise. C’est un fait, Erri de Luca est pourtant bien accusé d’avoir influencé, puis incité à la révolte par ses mots. Ceux d’un écrivain, d’un intellectuel, d’un grand poète.

Le procès d’Erri de Luca, toujours en cours depuis 2013 après la plainte déposée par la société de construction de la ligne TAV Turin-Lyon, est un procès de la parole contraire (titre éponyme), un procès fondé sur les mots, plus exactement sur le mot « saboter ». Ce serait donc à cause des mots qu’il a employés dans cet article du Huffington post. Erri de Luca est assigné sur un argument linguistique. Le terme « saboter » selon ses juges ne souffrirait qu’une seule signification, celle de « volonté de nuire ». Et Erri de Luca de répondre : Je revendique le droit d’utiliser le verbe « saboter » selon le bon vouloir de la langue italienne. Son emploi ne se réduit pas au sens de dégradation matérielle… « saboter » a une très large application dans le sens figuré et coïncide avec le sens d’« entraver ».

Au fil des arguments émis par ceux qui l’accusent, Erri de Luca en déduit qu’il est surtout inculpé pour avoir exprimé la nécessité de saboter (au sens qu’on veut bien finalement ici) une œuvre stratégique(c’est moi qui souligne), « inculpé pour avoir exprimé la nécessité de saboter une œuvre stratégique pour l’Etat », ce sont les termes employés par ses juges et c’est bien là l’objet de sa condamnation.

Les juges par ailleurs soulignent qu’ils pourraient pardonner au barbier (ou au dentiste précise De Luca) mais pas à l’intellectuel, pas au poète. Ces juges-là se croient investis d’une mission de pardon, magnanimes… Des juges qui sont surtout dotés d’un pouvoir de dédommager les frais de logements de 400 policiers « dans un souci de collaboration la plus étroite » précisera la Société de construction.

Ce n’est pas le procès de la liberté qui se joue là, mais bien celui de la parole contraire. On n’a tout simplement pas le droit de ne pas être d’accord avec la partie adverse… Pourtant, le Val de Suze commence à recevoir des doses quotidiennes de poussière d’amiante « crachées par le percement d’essai géognostiques ». Les ouvriers chargés de la surveillance du site sont les premiers impactés à recevoir de manière concentrée cette substance toxique. De l’amiante, oui, mais aussi des gisements de pechblende à l’intérieur des montagnes qu’il faut creuser, ce puissant matériau radioactif, plus puissant que l’uranium appauvri « responsable des tumeurs de nos soldats engagés dans les Balkans ».

Si mon opinion est un délit, je continuerai à le commettre, dit De Luca, mais si j’avais employé le verbe « saboter » dans le sens de dégradation matérielle, après l’avoir dit je serais allé le faire. Voilà qui est clair.

Tenter de museler un intellectuel pour faire reculer les autres qui ne sont pas à même de se défendre avec les mots, ça aussi c’est sans doute stratégique… Erri de Luca se flatte de ce que ses phrases, causes de son procès, puissent lui valoir une telle reconnaissance littéraire, pas celle des salons avec petits fours et administrés, mais « un prix de la déclaration la plus dangereuse d’Italie ».

Pour autant il ne se sent pas une victime de cette assignation. Il se dit « témoin et partie en cause d’un dommage fait à [sa] liberté constitutionnelle par l’article 21 » : « chacun a le droit de manifester librement sa parole, l’écrit et tout autre moyen de diffusion ». La victime ce n’est pas lui, c’est l’article 21 de la constitution italienne.

Dans la note jointe, Erri de Luca rappelle qu’une page internet « iostoconerri » (jesuisavecerri) a été ouverte en soutien, dans cette mise en examen.

 

Marie-Josée Desvignes

 


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A propos de l'écrivain

Erri de Luca

Erri de Luca, né à Naples en 1950, est l’un des écrivains italiens les plus lus dans le monde. Il vit à la campagne, près de Rome.

 


A propos du rédacteur

Marie-Josée Desvignes

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Marie-Josée Desvignes

 

Vit aux portes du Lubéron, en Provence. Enseignante en Lettres modernes et formatrice ateliers d’écriture dans une autre vie, se consacre exclusivement à l’écriture. Auteur d’un essai sur l’enjeu des ateliers d’écriture dès l’école primaire, La littérature à la portée des enfants (L’Harmattan, 2001) d’un récit poétique Requiem (Cardère Editeur, 2013), publie régulièrement dans de très nombreuses revues et chronique les ouvrages en service de presse de nombreux éditeurs…

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